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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/823

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jean-jacques rousseau.

férente lorsqu’il n’était plus le même : et ainsi il a été un grand docteur de relativité. Mais cette tyrannie de la sensation personnelle fait une nature de poète ; et les Confessions où Rousseau a prétendu faire l’histoire de sa vie sont un pur poème, par la perpétuelle transfiguration du réel. Lamartine n’a pas été plus impuissant à se raconter exactement que Rousseau ne l’est dans les Confessions. On l’y surprend à chaque page en flagrant délit de mensonge, je dis de mensonge et non pas d’erreur ; et le livre, à tout prendre, est d’une brûlante sincérité. C’est que cette sincérité ne tient pas aux faits, elle est dans l’émotion même qui les altère ou les suppose : avec des débris incomplets de réalité, des traces confuses de sentiments, Rousseau reconstruit le poème de son existence. Jamais âme n’a plus superbement joui d’elle-même, par une étrange et illimitée puissance d’objectiver toutes les représentations qu’elle excitait tumultueusement en elle. D’un bout à l’autre de ce livre écrit en prose, la « préparation » ou, si je puis dire, la « manutention » des réalités extérieures ou mentales est précisément la même que nous retrouverons chez les lyriques de notre siècle.

Comment se fait-il donc qu’un art réaliste puisse se réclamer aussi de Jean-Jacques, même de sa Nouvelle Héloïse, et surtout de ses Confessions ?

Il est certain qu’il y a dans certaines parties de son œuvre une poésie domestique, telle que peut l’aimer un réalisme non pas « cruel », comme le nôtre s’est trop souvent piqué de l’être, mais sympathique au contraire à l’homme, comme l’ont été plus que nous les étrangers. Anglais, Russes, Norvégiens. Il a certainement passé quelque chose de Rousseau dans George Eliot. Rousseau peint avec attendrissement la simplicité de la vie de famille dans les classes moyennes, tout le tracas vulgaire et charmant du ménage, les tâches journalières de la maîtresse de maison et de son monde, la propreté, l’ordre, l’aisance large et hospitalière d’une maison bourgeoise[1], la gaieté des vendanges, l’intimité des veillées. Cet intérieur de Julie, cette maison champêtre, avec son pressoir, sa laiterie, ses noyers, sa basse-cour, toute cette vie bruyante et joyeuse, les coqs qui chantent, les bœufs qui mugissent, les chariots qu’on attelle, les ouvriers qui rentrent, voilà du réel, que Rousseau détaille complaisamment dans sa pittoresque familiarité. Une bonne partie des sujets d’estampes qu’il a indiqués pour l’illustration du roman, sont des scènes de la vie bourgeoise, curieusement exactes bien que sentimentales. Il a souvent rêvé d’une « petite maison blanche aux contrevents verts », avec

  1. Nouvelle Héloïse, 4e partie, l. 11 ; 5e p. l. 2 et 7.