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les tempéraments et les idées.

des vaches, un potager, une source : voilà où son âme respirerait avec délices. Son séjour à l’Ermitage est une idylle réaliste, et les Confessions abondent en petites scènes du même goût, un dîner chez un paysan, le passage d’un gué, une cueillette de cerises : ce sont les faits les plus insignifiants de l’ordre commun, dont le sentiment de Rousseau fait des tableaux exquis.

Mais Jean-Jacques a été surtout un grand peintre de la nature. Il en a rendu certains aspects avec puissance. Il avait en face d’elle la plus délicate sensiblité, et d’elle il a tiré les plus vives, les plus pures joies de son âme. Aussi l’a-t-il mise dans son œuvre à la place d’honneur ; et, dans le sens particulier où nous prenons ici le mot, on peut dire qu’il a ramené son siècle à la nature. Il lui a dit la splendeur des levers du soleil, la sérénité pénétrante des nuits d’été, la volupté des grasses prairies, le mystère des grands bois silencieux et sombres, toute cette fête des yeux et des oreilles pour laquelle s’associent la lumière, les feuillages, les fleurs, les oiseaux, les insectes, les souffles de l’air. Il a trouvé, pour peindre les paysages qu’il avait vus, une précision de termes qui est d’un artiste amoureux de la réalité des choses.

Il a découvert à nos Français la Suisse et les Alpes, les profondes vallées et les hautes montagnes ; tantôt il a peint les vastes perspectives, tantôt les paysages limités. Il ne s’est pas élevé jusqu’aux glaciers : il a l’âme tendre et douce : il aime la belle, non l’effrayante nature, il aime surtout la nature que son âme peut absorber ou contenir, celle qui la réjouit et ne l’écrase pas.

Avant Rousseau la nature n’avait guère tenu de place dans la littérature. Il l’y établit en souveraine : elle y devient objet d’étude et d’expression [1]. C’est l’indice d’un grave changement : c’est fini de la littérature psychologique. Tant que l’homme seul était la matière du livre, on le prenait par le dedans : maintenant la nature partage avec lui l’attention de l’écrivain, et il s’ensuit que, le prenant avec la nature, on le prend dans la nature, c’est-à-dire par le dehors. La littérature sera donc pittoresque désormais plutôt que psychologique : même pour décrire l’âme, elle regardera le corps. Rousseau voit Julie blonde, et Claire brune ; qu’on change la couleur des cheveux de ces femmes, toute la conception du roman est brouillée. Cette forme de vision artistique est étroi-

  1. M. D. Mornet a montré que le mouvement qui ramène la société à la nature était antérieur à Rousseau. Le premier, il u traduit puissamment en expressions littéraires les aspirations et les goûts qui déjà modifiaient les habitudes pratiques de la vie. Mais surtout le premier, avec une intensité extraordinaire, il a lié la nature à l’âme, il a projeté dans ses paysages tous les frissons et les transports de sa sensibilité. Il a exprimé et amplifie ses étais de conscience par ses tableaux du monde extérieur. Il a créé en un mot le paysage sentimental (11e éd).