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les tempéraments et les idées.

rhéteur. Cependant Rousseau pénètre dans les âmes, en dépit de l’obstacle que lui oppose l’incurable esprit du monde. La plupart des esprits mêlent confusément, sans distinguer, Diderot, Voltaire, Rousseau, et se font un amalgame d’idées hétérogènes, dont l’unité réside dans la commune propriété de dissoudre l’état présent de la société. Dans ce mélange, la part de Rousseau est belle. Il a eu l’estime du marquis de Mirabeau : il sera le maître de son fils, qu’il enivrera de ses principes et de son éloquence. Le premier acte d’écrivain et de penseur que fit Mme  de Staël fut un hommage à Rousseau (1788). De son vivant même, Rousseau dirige des consciences ; ses lettres en font foi. Un abbé, une actrice de l’Opéra, une bourgeoise de province le consultent sur la façon et les moyens de régler leur vie. Des mères emmènent leurs poupons à l’Opéra, et s’étalent dans leur fonction grave de nourrices.

De Jean-Jacques surtout procède cet enthousiasme, cet attendrissement universels qui embellissent les derniers jours de l’ancien régime, et semblent fondre toutes les haines, tous les égoïsmes dans une commune ardeur de réforme et de philanthropie ; la vie mondaine devient plus intime, moins cérémonieuse, élimine la représentation au profit du plaisir [1]. Le siècle tournera à l’idylle : notre beau monde traduira en sentiments et en pittoresque d’opéra-comique le goût de l’innocence rustique et de la belle nature que lui aura inoculé Rousseau. Ce ne seront plus, au lieu de nos sévères jardins français, que parcs à l’anglaise, pelouses, perspectives adroitement ménagées, ponts rustiques, grottes artificielles, lacs et rivières d’ornement, montagnes en miniature couronnées de temples grecs dédiés à l’amour ou à l’amitié, propres bosquets dans l’ombre desquels se dérobe une statue sentimentale ou quelque autel symbolique. Marie-Antoinette, dans son cher Trianon, en robe de linon, en fichu de bergère, vaque aux travaux de sa laiterie, de sa bergerie. Une fraîcheur réelle de sentiment s’épanouit à travers toutes les niaiseries de ce rococo.

Mais à mesure que l’on sort du grand monde, et que l’on descend vers le peuple, les choses deviennent plus sérieuses. On ne joue plus avec le sentiment : il emplit l’âme, il la brûle. Là-haut les idées sont le divertissement des esprits : ici, elles en sont la nourriture, l’espérance ; elles donnent une raison de vivre ; ici, Voltaire perd, et Rousseau.-gagne. C’est Rousseau qui est le consolateur de toutes les âmes fières du Tiers État que l’inégalité a froissées : d’un Barnave, qui se souvient d’un affront fait à sa mère au théâtre par un gentilhomme, du temps qu’il était tout

  1. Voir le petit tableau d’Olivier au Louvre, Une réunion chez le prince de Conti au temple.