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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/829

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« le mariage de figaro. »

enfant, d’un Marat qui réfute Helvétius et Condillac, et qui commente le Contrat social dans les promenades publiques devant des auditeurs enthousiastes. Nous avons un témoin de cette prodigieuse pénétration de Rousseau jusqu’aux dernières limites de la bourgeoisie : la fille d’un maître graveur pour bijoux, Mlle Phlipon, celle qui sera Mme Roland [1], s’en va rue Plâtrière avec sa bonne pour essayer de voir l’écrivain éloquent qu’elle adore, et se fait éconduire rudement par Thérèse Levasseur. Une amie lui fait cadeau des œuvres complètes de Jean-Jacques : elle passe la nuit à relire ces chefs-d’œuvre qu’elle connaît si bien, et se retrouve au matin dans son fauteuil, baignée de larmes délicieuses. Et, toute sa vie, Mme Roland sera la femme selon Jean-Jacques, aussi bien dans sa façon de faire la lessive ou la vendange, que dans ses plans de réforme et de gouvernement. Mirabeau, Mme de Staël, Marat, Mme Roland, ces quatre noms nous font mesurer l’action effective de Rousseau.

Quelques événements indiquent à quel ton les esprits sont montés. Le « coup d’État Maupeou », qui supprime les Parlements, nous découvre jusque dans les cercles les plus aristocratiques une singulière exaltation de libéralisme politique. Nous avons des lettres de Mme d’Épinay, de la comtesse d’Egmont et de Mme Feydeau de Mesmes, qui respirent la haine du despotisme, et presque de la royauté. Le mépris de Louis XV et de ses tristes enfants est plus profond chez de grandes dames comme Mmes d’Egmont et de Boufflers qui écrivent à un roi, que chez la petite bourgeoise, Mlle Phlipon. Mais il y a un jour où se ramassent dans une explosion unique tous les sentiments de toute nature, moraux, politiques, sociaux, que l’œuvre des philosophes avait développés dans les cœurs, joie de vivre, avidité de jouir, intense excitation de l’intelligence, haine et mépris du présent, des abus, des traditions, espoir et besoin d’autre chose : ce jour de folie intellectuelle où toute la société de l’ancien régime applaudit aux idées dont elle va périr, c’est la première représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784).

  1. Marie-Jeanne Phlipon (1754-1793), fille d’un maître graveur pour bijoux, étuis et dessus de montre, épouse Rolan en 1780, va habiter la province, revient à Paris en 1791, et meurt sur l’échafaud le 8 nov. 1793. — Éditions : Lettres autographes de Mme Roland adressées à Bancal des Issarts, Paris, in-8, 1835 ; Lettres aux demoiselles Cannet, paris, 2 vol. in-8, 1841 ; Étude sur Mme Roland et son temps, suivie des lettres de Mme Roland à Buzot, par C. Dauban, Paris, in-8, 1864 ; Lettres de Mme Roland, p. p. Claude Perroud, 2 vol., 1900-1902. Mémoires (1re éd. : Appel à l’impartiale postérité par la citoyenne Roland, publ. Par Bose, Paris, an III.), éd. Perroud, 2 vol, 1905. Roland et Marie Phlipon, Lettres d’amour (1777-1780), p. p. Cl. Perroud, 1909