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indices et germes d’un art nouveau.

morales [1]. Soyons juste pourtant : il a demandé des arbres sur nos boulevards, et de la musique pour les aliénés.

À travers l’incohérence et la puérilité des Études de la nature, on y découvre la matière d’un chef-d’œuvre, qui s’est fait : le Génie du christianisme. Lisez dans l’Étude onzième une page sur les migrations des animaux [2] : vous verrez où Chateaubriand a pris la méthode et l’idée de son livre. Parcourez ces titres : du Merveilleux — Plaisir du mystère, — du Sentiment de la mélancolie — Plaisir de la ruine — Plaisir des tombeaux — Plaisir de la solitude ; vous vous demanderez ce que Chateaubriand a trouvé [3]. Il n’a eu à trouver que l’idée très simple, l’idée de génie par laquelle la niaiserie philosophique est devenue efficace et profonde.

Bernardin de Saint-Pierre a encore ceci de commun avec Chateaubriand, que sa puissance de retenir et de renvoyer les images dépasse infiniment sa capacité de comprendre et de rendre les idées. Ce piteux philosophe est un grand peintre. Si on ne lit ses Études de la nature que pour y chercher de pures notations d’impressions sensibles, des images de sons, de couleurs, de mouvements, on sera souvent charmé. Il explique ridiculement la création : mais il a bien regardé les créatures. Et il nous habitue à les regarder. Prises comme enseignement d’art, ces études sont étonnantes par la justesse des indications qu’elles donnent sur les formes que l’univers offre pour matière à l’artiste. Ses descriptions ont cette précision serrée des détails qui en révèle l’origine : elles s’appuient sur une sensation première, qui se réveille sans être affaiblie ni déformée. Il a dans l’oreille les forêts agitées par les vents, dans l’œil les nuages colorés des tropiques. Ses tempêtes [4] sont d’un rendu étonnant : tel sifflement du vent, tel craquement du mât, tel aspect, telle hauteur, telle écume des vagues, telles formations ou fuites de nuages, telle rougeur ou noirceur du ciel, tout est relevé, évalué, déterminé. Le bonhomme a disparu, avec son optimisme, son humanité et sa Providence : il n’y a plus qu’un artiste en face de la nature.

Sans y penser il nous achemine vers une révolution du langage : car il lui faut des mots propres, des mots techniques, les seuls équivalents à ses sensations et significatifs de leurs objets [5]. Il n’hésitera pas à nommer les convolvulus, les scolopendres, les champignons, les francolins, les oies sauvages, les palétuviers, les cocotiers, les calebassiers, les êtres les plus humbles et les plus vulgaires, les

  1. Étude XIII.
  2. Éd. de 1833, t. 1, p. 364.
  3. Étude XII.
  4. Lettres ; Voyage à l’île de France ; Études de la nature ; Paul et Virginie.
  5. Étude I, le Fraisier ; Étude X, la Tempête.