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bernardin de saint-pierre.

plus étranges et les plus inconnus du monde végétal et du monde minéral. Aux épithètes littéraires qui qualifient, il substituera l’épithète pittoresque qui montre : il nous fait voir l’ouara rouge et noir au milieu du « feuillage glauque des palétuviers », le savia jaune et gris perché sur le poivrier aux fleurs ternes, dont il mange les graines [1]. La langue des couleurs est très riche chez lui : il ne nous donne pas simplement du rouge, comme la plupart des écrivains avaient fait avant lui ; mais il a toute une gamme de rouges : incarnat, ponceau, carmin, pourpre, vermillon, corail. Il a plusieurs jaunes aussi : jaune soufre, jaune citron, jaune d’œuf, orangé, safran, or, etc. Lisez le chapitre des couleurs [2] : il y décrit des positions et des rapports de tons dans un lever ou un coucher de soleil, des colorations de nuages, blanc sur blanc, ombres sur ombres, avec une exactitude qu’envierait un peintre. J.-J. Rousseau voyait le ciel bleu, comme tout le monde : Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé du vert, même « sur l’horizon de Paris », par une « belle soirée de l’été ».

Voilà les vraies découvertes qu’il a faites, et pour lesquelles la littérature lui est redevable. Du sentiment de la nature introduit par Rousseau, il nous fait passer à la sensation de la nature, à la pure sensation sans mélange d’idées ni même de sentiment. De la poésie il nous mène à la peinture, et il tente une hardie transposition d’art : il rend avec les moyens de la littérature, avec des mots, des effets qui semblaient exiger la couleur.


2. PAUL ET VIRGINIE.


L’œuvre la plus populaire de Bernardin de Saint-Pierre est Paul et Virginie [3]. C’est la même puérilité de philosophie que dans les Études de la nature, avec une psychologie étonnamment courte. Deux enfants s’aiment ingénument depuis leur naissance. Ignorants et pauvres, loin de toute civilisation, sans contact avec la société, affranchis des usages tyranniques, des préjugés corrupteurs, des faux besoins, des vaines curiosités, ils sont heureux et vertueux. La société les sépare : Virginie est appelée en France par une parente riche, donc égoïste. Notre monde effraie, dégoûte sa pauvre âme : elle revient, et meurt dans un naufrage, sous les yeux de Paul. Paul et les deux mères meurent bientôt. Nul enjolivement, pas d’esprit, pas d’intrigue, pas de peinture de mœurs. Une promenade de Paul et Virginie, une averse torrentielle, la

  1. Étude XI.
  2. Ce chapitre étonnant et alors absolument original est dans l’Étude X.
  3. G. Lanson, Un manuscrit de Paul et Virginie, Revue du Mois, 1908.