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indices et germes d’un art nouveau.

blent spontanément écloses, un art sûr et sobre, qui se dérobe partout, et jamais ne défaut. Mais comment cette perfection a-t-elle été possible ? Parce que Chénier n’a pas vu les œuvres grecques par l’extérieur ; il a senti l’âme qui s’y réalisait. Et il a senti que son âme s’y trouvait réalisée aussi. Les thèmes, les idées, les images de ses poètes favoris ont été employés artistement par lui à exprimer sa propre nature, ses propres émotions. Lisons un petit fragment, le n°29 de l’édition de M. de Chénier : rien dans le ton ni la couleur ne le distingue des imitations de Théocrite ou de Moschus ; on reconnaîtrait dans ces huit gracieux vers une inspiration antique, sans cette note autographe du manuscrit : « Vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain ». L’expérience de Chénier se fond dans son érudition ; et dans ses « vers antiques », ce qu’il met, ce sont, non pas toujours « des pensers nouveaux », du moins des sensations personnelles et de la nature observée. Voilà par où il se distingue des « fabricants d’antiques » de l’époque révolutionnaire et impériale.

C’est pour cela qu’il a fait un choix si restreint, si exclusif dans l’immense richesse de l’hellénisme. Il laisse les graves poètes et les penseurs profonds ; Aristote. Thucydide ne l’inquiètent guère. Il ne s’arrête pas à la sublimité de Pindare : de Sophocle il retiendrait surtout les rossignols de Colone. La Grèce qu’il, aime, où il vit, c’est la Grèce aimable, légère, joyeuse de vivre, absorbant avidement de ses sens subtils tout ce que la nature a répandu de beautés et de plaisirs dans l’air, dans la lumière, dans les lignes des monts et la mobilité des flots ; la Grèce des joies physiques et des passions naturelles, primitivement sensuelle ou voluptueuse avec raffinement, la Grèce homérique, alexandrine ou gréco-romaine, épique, idyllique, élégiaque. Homère, Aristophane, Théocrite, Bion et Moschus, Callimaque, Anacréon, l’Anthologie, ceux des Latins ou des Italiens qui ont exprimé ces parties exquises et peu profondes de l’hellénisme, c’était ce qui convenait à Chénier pour représenter sa propre nature. L’homme, en effet, ne change pas quand on passe des Élégies aux Églogues : mais ici l’épicurien mondain du xviiie siècle enveloppe sa conception matérialiste de la vie des sensations fines d’un artiste grec : il traduit en païen son amour de la nature, de la jeunesse, de la vie riante et facile, des beaux corps gracieux et fermes.

Les Iambes sont aussi, par leur forme, d’inspiration antique : Archiloque et Horace ont fourni ce rythme inégal, pressant et vigoureux. Chénier les écrivit pendant les quatre mois et vingt jours qui séparèrent son arrestation de son exécution. Il avait accueilli la Révolution avec joie, confiance, enthousiasme ; mais il