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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/893

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l'éloquence politique.

dans le Discours pour la Couronne, de l’histoire arrangée pour persuader. Dès qu’il ouvre la bouche, Napoléon est orateur ; car il règle sa parole pour enlever à ceux à qui il parle, individus ou peuples, contemporains ou postérité, la liberté de leur jugement, pour asservir leurs esprits ou leurs volontés. Mais là où cette puissante faculté oratoire apparaît le mieux, c’est dans les proclamations nombreuses qu’il adresse aux soldats et au peuple français, depuis la première campagne d’Italie jusqu’après Waterloo. On comprendrait mal sa domination, si on ne voyait l’appui qu’elle trouva dans sa parole : à cet égard, l’éloquence a été pour lui ce qu’elle était pour les chefs des démocraties anciennes [1].

Cette éloquence a sa rhétorique et ses procédés. Sous son apparente brusquerie, elle est très ordonnée, très classique. La lettre de condoléances du général Bonaparte à la veuve de l’amiral Brueys est une véritable dissertation sur un plan soigneusement concerté : les lettres de l’Empereur aux veuves des maréchaux Bessières et Lannes, plus courtes, d’un ton de maître, sont des réductions du même plan. Les proclamations sont divisibles par articles et paragraphes comme des discours de Conciones. Au début, les origines révolutionnaires de cette éloquence sont très sensibles : les phalanges républicaines, les vainqueurs de Tarquin, les descendants de Brutus, de Scipion, les légions romaines, Alexandre, tous ces souvenirs antiques rattachent Napoléon aux orateurs de nos assemblées. Puis, dans les harangues du Consul, de l’Empereur, ces ornements emphatiques se font rares.

Dans la première campagne, aussi, entre les phalanges et les Tarquins je note des hommes pervers qui viennent tout droit de la prédication de Robespierre.

Je note même des réminiscences d’auteurs latins. Du Lucain : « Vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste à faire. »

Nil actum reputans, si quid superesset agendum.

Le futur César se fait l’esprit de César. Du Tite Live : « Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n’avons pas su profiter de la victoire ? » Vincere seis, Hannibal, victoria uti nescis. Certaines formes théâtrales rappellent les déclamations de la tribune : « Mais je vous vois déjà courir aux armes… Eh bien ! partons !… » Et voici des clichés : « Vous rentrerez alors dans vos foyers et vos concitoyens diront en vous montrant : il était de l’armée d’Italie. » — « Il vous suffira de dire : J’étais à la bataille

  1. Correspondance de Napoléon, 28 vol. in-4 et in-8, 1858-1869. (Les proclamations y figurent.)