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madame de staël.

sa pensée. Mais il s’en faut que le développement de cette pensée ait été constant et uniforme. Ses intérêts de cœur ou d’esprit en rendirent la marche irrégulière et inégale. Une tendresse respectable pour son père a faussé sa vue des hommes et des choses : M. Necker devient le héros de la Révolution française, le centre où tout se ramène ; et quand elle veut raconter son rôle, elle se trouve conduite à faire l’histoire de l’Europe, de Louis XVI à Napoléon : cette substitution de sujets lui semble nécessaire. Ses amis lui insinuent leurs convictions : elle en change, quand ils se renouvellent. Elle a débuté par adorer la monarchie anglaise : Benjamin Constant la convertit à la République des États-Unis. Elle juge les événements du point de vue de son amour-propre : le régime où elle pourrait parler librement, qui enverrait ses hommes d’État chez elle, qui ferait de son salon un Conseil officieux, n’aurait sans doute pas trop de mal à la gagner. En 1789, en 1795 et 1800, sous la royauté parlementaire, sous le Directoire, sous le Consulat, elle essaie de réaliser ce rêve, de placer chez elle le foyer et le centre de l’action gouvernementale.

Sa souple intelligence est comme paralysée par ses sympathies et ses ambitions : elle qui comprenait si bien et si vite tous les peuples, elle ne comprend pas la France révolutionnaire. De là ses illusions et ses mécomptes. De là l’insuffisance de ses Considérations sur la Révolution, où l’on trouve tant de jugements pénétrants et d’idées intéressantes : elle voit très bien beaucoup de détails, elle attribue trop aux individus, à leur action bonne ou mauvaise ; mais d’où vient cette Révolution ? qui l’a préparée ? que transformera-t-elle ou que manifestera-t-elle ? c’est ce que Mme  de Staël ne dit pas. Elle donne des explications un peu courtes. Elle se restreint trop exclusivement aux considérations politiques : elle s’obstine à ne voir que des constitutions ; tout ira bien, si l’on a la constitution anglaise, puis la constitution américaine, puis de nouveau la constitution anglaise. Et jamais cela ne va bien : c’est la faute de quelques hommes, ignorants et impatients en 1790, intrigants et ambitieux en 1795 et 1799, égoïstes et rancuniers en 1814 et 1815. Mais elle croit toujours que tout aurait été bien, facilement, par l’exacte application d’une constitution [1].

On peut dire qu’elle est la mère, ou du moins la marraine, du libéralisme parlementaire et doctrinaire. Elle modifie d’une curieuse façon la théorie de Montesquieu ; on ne l’a pas assez

  1. Disons pourtant qu’elle faisait appel à la bonne volonté des hommes. Un républicanisme large et généreux, exclusif de toute haine, et qui ne demandait le remède aux maux de la liberté que dans le développement des principes de liberté, respire dans ce livre des Circonstances qui peuvent terminer la Révolution, récemment publié, qu’elle n’eut pas le temps de terminer. Le 18 brumaire la prévint (11e éd.).