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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/944

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l’époque romantique.

jamais le sens du style : toutes les qualités de propriété, de sobriété, de finesse, de couleur, de proportion dans le maniement des mots, lui sont étrangères. Il parle et il écrit une langue lâchée, négligée, toute pleine d’à-peu-près, molle et prolixe surtout, qui délaye la pensée et ne la serre jamais. Mais il est clair : voilà sa qualité éminente et la clef de ses succès ; histoire, économie politique, Révolution, Empire, plans de campagne, finances, question d’Orient, il inonde de clarté tous les sujets : il donne à toutes les incompétences qui l’entendent, la joie de ne plus rien trouver d’obscur dans les plus difficiles et spéciales affaires. Il n’obtient cette inimaginable clarté que par des retranchements et des liaisons arbitraires : il est forcément inexact et superficiel. Voyez ses campagnes de l’Empire : il a et il nous donne l’illusion de lire à tout moment toute la pensée de l’Empereur, et de conduire le monde avec elle ; son récit est ordonné comme un budget où tout est prévu. Il n’a supprimé le hasard, l’aventure, les poussées ingouvernables des événements, qu’à, force d’affirmations téméraires et de grosses approximations.

Cette Histoire du Consulat et de l’Empire [1] est d’un homme d’État bien imprudent et aveugle : avec Béranger et Victor Hugo, Thiers a créé le grand mouvement d’idolâtrie napoléonienne d’où devait sortir le second empire ; il s’imaginait un peu trop aisément que toute la gloire de Napoléon s’escompterait au profit de la monarchie de Juillet, qui avait ramené les trois couleurs. Il fut emporté par son imagination : ce petit homme positif avait la religion du succès ; indulgent aux triomphateurs, la grandeur militaire l’éblouissait, et la gloire militaire l’enivrait. Il était peuple par un côté : il aimait les soldats, les uniformes, le tapage des tambours, l’idée des charges furieuses et des héroïques carnages ; toute la poésie de son âme se ramassait dans ces émotions belliqueuses : il aima la guerre d’Algérie pour son scenario d’épopée militaire, encore plus que pour les résultats. Et puis il était patriote, non pas à la façon de Guizot qui mettait le patriotisme à faire triompher deux ou trois principes abstraits dont la collection représentait pour lui la patrie, mais plus populairement, mieux par conséquent, d’une façon un peu grossière et chauvine, mais de façon qu’il était capable de ressentir profondément l’honneur de la France, et de tout faire, au risque de l’intérêt, pour l’honneur. Cela le

  1. Je parle ici de cette œuvre, pour n’en point parler ailleurs. C’est une œuvre remarquable d’éloquence narrative : une œuvre de science et de philosophie médiocre, une œuvre d’art médiocre. Mais c’est un grand mérite d’avoir osé débrouiller un aussi vaste et redoutable sujet, et d’avoir si lestement parcouru une carrière où dix scrupuleux savants auraient usé leur vie. Cette vive intelligence ne pouvait pas ignorer, comprenait tout, décidait tout, et ne se sentait jamais écrasée, ni dépassée