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l’époque romantique.

ne rompait avec la tradition, sinon la puissance du talent qu’on pouvait déjà entrevoir.

Le premier manifeste fut lancé par Stendhal en 1822 : dans sa brochure sur Racine et Shakespeare, il semblait faire de l’ennui le signe éminent du classicisme. Étrange confusion des temps, qui fait de ce bonapartiste, fidèle disciple des sensualistes et des analyseurs du xviiie siècle, le premier porte-drapeau du romantisme, dont tout semblait plutôt l’éloigner ! Mais le romantisme, pour Stendhal, se réduit à ce qu’un disciple de Montesquieu peut accepter : il combat l’imitation, c’est-à-dire le principe classique, qui empêche une littérature d’être ce qu’elle doit, l’expression exacte du climat et des mœurs.

L’école romantique se forme vers 1823, autour de Ch. Nodier[1], dans le fameux salon de l’Arsenal. Nodier, fureteur et voyageur, est épris de sentimentalité, de fantastique, d’exotisme, possédé du besoin de romancer l’histoire et d’y machiner des dessous ténébreux ou singuliers ; avec lui, Émile et Antony Deschamps[2], Vigny, Soumet, Chênedollé, Jules Lefèvre, forment le premier Cénacle[3]. Victor Hugo y tient par d’amicales et fréquentes relations : il se réserve. Il refuse encore, dans une Préface de 1824, le nom de romantique comme celui de classique : il encense Boileau et vénère les règles. Il se pose entre les deux partis, se contentant d’affirmer, après Staël et avec Villemain, que la littérature est l’expression de la société. Il laisse ses amis guerroyer dans la Muse française et dans le Globe[4]. Il se déclare seulement dans sa Préface de

  1. Ch. Nodier (1783-1844) fut nommé, le 1er janvier 1824, directeur de la Bibliothèque de Monsieur (Arsenal). Il a fait les Proscrits (1802), le Peintre de Salzbourg (1803), dans le genre allemand sentimental, les Essais d’un jeune barde (1804), l’Histoire des Sociétés secrètes de l’armée (1815), où il invente un colonel qui est à Napoléon ce que d’Artagnan est à Mazarin, des nouvelles et romans, de Jean Sbogar (1818) à Trilby (1822), Bertram ou le Château de Saint-Ablebrand, tragédie imitée de l’anglais (1821), etc. À consulter : M. Salomon, Ch. Nodier et le groupe romantique, 1908.
  2. E. Deschamps (1791-1871) traduira en 1839 Roméo et Juliette, puis Macbeth en 1844. Œuvres complètes, Lemerre, 6 vol. in-12. — Il avait un frère, Antony Deschamps (1800-1869), qui traduisit Dante.
  3. Le second Cénacle est celui de 1829, d’où ont disparu les demi-classiques, les précurseurs timides, où les artistes se mêlent aux poètes : chez Nodier se réunissent Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, Dumas, les deux Devéria, L. Boulanger, David d’Angers. On y amène le jeune Musset.
  4. La Muse française fut fondée en 1823 (Réimpr. par J. Marsan, pour la Soc. des textes fr. modernes. 2 vol. in-16, 1907-1909) ; le Globe en 1824. Le Globe était libéral, il accueillit pourtant les idées littéraires des romantiques. — Les articles de Deschamps dans la Muse française furent réunis en 1829 (le Jeune Moraliste du xixe siècle). Cf. l’article : la Guerre en temps de paix, t. II de la Muse fr., p. 293, 1824. « Vous appelez romantique ce qui est poétique. » Voilà le mot essentiel. — À consulter : J Marsan, Notes sur la bataille romantique, Rev. d’Hist. litt., 1906 ; L. Séché, le Cénacle de la Muse française, 1908.