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l’époque romantique.

un lointain délicieusement embrumé toutes les formes de la réalité qui l’a blessé, il prend pour matière de poésie la souffrance qu’il a ressentie d’avoir aimé : toutes les nuances et toutes les phases de la douleur se distribuent entre ces pathétiques Nuits de mai, de décembre, d’août, d’octobre, que complète le Souvenir où se repose son cœur encore endolori. Il y a là une délicate analyse des plus fines expériences de l’âme[1], d’où se dégage l’originale philosophie de Musset, jusque-là assez peu heureux dans ses essais de pensée.

Le monde alors lui apparaît comme un rêve ; aucune réalité ne se laisse retenir. L’homme appartient à la douleur : toute poursuite du bonheur se termine en douleur ; et le remède à la douleur, c’est l’anéantissement, celui tout au moins de notre être passé par l’oubli. Mieux vaut le souvenir, qui seul est à nous et dure avec nous : le bonheur fuit, et le souvenir du bonheur reste ; le malheur passe, et le souvenir du malheur persiste, intimement doux, et plus doux que le souvenir même du bonheur.

Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.

Voilà bien la philosophie qui convient à la vie de Musset, plutôt que la banale religiosité de l’Espoir en Dieu. L’amour trompe, mais il n’y a de bonheur que dans l’amour : il faut le chercher toujours, sans espérer de le conserver ; il faut le chercher non pour l’avoir, mais pour l’avoir eu : car l’avoir est une misère, mais de l’avoir eu, là est le délice.


6. THÉOPHILE GAUTIER.


Celui-ci[2] est un génie étroit, absolument original et de premier

  1. Musset est le seul romantique qui ait eu l’intuition psychologique.
  2. Biographie : Théophile Gautier, né à Tarbes en 1811, amené à Paris en 1814, entra dans l’atelier de Rioult, fit paraître ses premières Poésies en 1830, puis Albertus (1832) ; les Jeune France (1833), et Mlle de Maupin (1835), romans. Il fit de 1836 à 1855 la critique d’art, puis la critique dramatique à la Presse ; d’où il passa au Moniteur universel, remplacé ensuite par le Journal officiel. Il publia la Comédie de la Mort et autres poésies en 1838 ; España en 1845, après avoir fait en 1840 le Voyage d’Espagne ; en 1850, il alla en Italie ; en 1852, à Constantinople et Athènes; en 1858, en Russie. Il publia en 1832 ses Émaux et Camées ; de 1861 à 1863, le Capitaine Fracasse, roman commencé depuis vingt-cinq ans. Il mourut en 1872.

    Édition : Charpentier, 34 vol. in-18 (Poésies, 2 vol., Émaux et Camées, 1 vol.).

    À consulter : Le vicomte Spœlberch de Lovenjoul, Hist, des œuvres de Th. G., Paris, 1887, 2 vol. in-8 ; Lundis d’un chercheur. M. Du Camp, Th. Gautier (coll. des Gr. Écr. fr.), in-16, 1890. E. Faguet, xixe siècle. F. Brunetière, Évol. de la Poés. lyriq., 10e leçon. E. Richet, Th. Gautier, l’Homme, la Vie et l’Œuvre, 1873.