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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/16

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

hées trouvaient un peu d’eau pour faire nager leurs feuilles rondes que surmontaient de belles fleurs aux larges pétales immaculés.

Et l’esquif continuait à tracer sur l’eau son léger sillage, brisant un instant le poli cristallin de la rivière, s’élargissant insensiblement pour aller se perdre dans la masse aquatique avant même d’avoir frappé la rive.

Absorbé dans ses réflexions, Étienne avait avancé sans but, son aviron plongeait et replongeait dans l’eau, le paysage passait devant ses yeux sans qu’il ne le remarquât autrement que par la vision fugitive que lui en apportait le miroir liquide où il se reflétait. Tout à coup, le meuglement d’un bœuf lui fit relever la tête. À sa droite, sur le chemin, une maison d’agriculteurs proprette mais vieille, simple d’apparence presque misérable. Mais oui ! cette vieille maison, il la connaissait bien, elle faisait partie de ses souvenirs et elle était bien demeurée telle qu’elle était jadis… Sur le chemin, un attelage tirait péniblement un voyage de foin, dans la côte, un troupeau de vaches broutait une herbe rachitique et roussie par le soleil, se déplaçant continuellement afin de chercher sa pitance. Le bœuf meugla de nouveau et tout le troupeau leva la tête, dirigeant des yeux hébétés vers Étienne, cet intrus qui venait ainsi troubler leur solitude.

Devant lui, à quelques arpents, un passeur faisait avancer lentement son bac. Sur la rive gauche d’autres fermiers travaillaient avec cette lenteur qui leur est habituelle, à leurs travaux agrestes, plus loin, un troupeau, las de paître, était venu chercher un peu d’ombre sous un énorme saule. Sur le chemin apparut un homme accompagné d’un chien et sur un signe de son maître, le chien prit sa course vers le paisible troupeau en poussant ses aboiements que l’écho répercutait. Docile, le troupeau entier s’arracha à sa sieste et commença l’ascension de la côte.

Et Étienne, qui se croyait si bien détaché du passé, en sentit soudain l’emprise envahir tout son être. C’était cependant bien peu de chose que cette rivière paisible, ces arbres animés de simple vie végétale, ces troupeaux, ces paysans auxquels il n’avait jamais adressé la parole et qui ployaient sous la tâche quotidienne sans même se soucier de sa présence ; mais la synthèse de ces êtres, de ce paysage et de ces choses, c’était toute son enfance et son adolescence qui revivaient devant ses yeux et, en dépit de son scepticisme affecté, il ne pouvait se défendre d’entendre, pressant et impératif, cet appel du passé.

Mécontent de ce mouvement de sensibilité, Étienne fit volte-face et se laissa entraîner par le courant, vers la ville.

Combien de temps dura cette descente ? Il n’aurait certes pu le dire tant sa rêverie l’avait complètement absorbé. Il fut réveillé de son rêve par le bruit, tout proche, de l’eau frappant la digue.

Étienne accosta et suivit, à pieds, la rive jusqu’à la seconde écluse où la masse d’eau, après avoir fait tourner les turbines de l’usine de tricot, venait prêter sa force à l’entreprise de son père.

Entré dans le moulin par une porte latérale, il fut immédiatement entouré et délicieusement surpris de se retrouver au milieu de figures bien connues. Décidément, le passé n’était pas aussi mort qu’il ne l’avait cru !


CHAPITRE IV

ALBERTE DUMONT.


— Bonsoir, petit frère !

— Bonsoir, petite sœur ! Alice n’est pas avec toi ?

— Elle ne saurait tarder. Je suis partie de l’usine l’une des premières.

— Pauvre Alice, son patron la retient toujours après ses heures de travail. N’est-ce pas qu’elle aurait besoin de repos ?

— Mais non, elle ne se plaint pas, Monsieur Normand est si bon pour elle. Et toi, qu’as-tu fait, cet après-midi ?

— Après votre départ, ce midi, j’ai lu durant environ une heure puis, je suis allé au Patronage, comme chaque jour. Je suis revenu immédiatement après la Bénédiction du Saint-Sacrement.

— Je vois que depuis ton retour, tu n’as pas perdu ton temps : La table dressée, le souper qui mijote

— C’est le moins que je puisse faire… À votre retour du travail, il me semble qu’il n’est que juste que vous ayez votre souper prêt.

— Tu es la perle des petits frères.

— Et, Alice et toi, vous êtes les perles des petites sœurs !

— Je vais faire un brin de toilette et aussitôt qu’Alice entrera, nous nous mettrons à table.

Vive et radieuse, Alberte Dumont enjamba les gradins de l’escalier, pénétra dans le cabinet de toilette et bientôt, la maison entière retentit de la cristalline mélodie d’un chant joyeux.

Alberte Dumont était une adorable jeune fille de vingt et un ans. Brune, plutôt grande, élégante et gaie, sa longue chevelure noire encadrait harmonieusement un visage délicat qu’illuminaient deux grands yeux noirs si vifs et perçants qu’ils dominaient tous ses autres charmes et mettaient en relief le sourire bon, joyeux et tout rempli de jeunesse qui continuellement fleurissait ses lèvres.

— Tu es bien joyeuse, ce soir, petite sœur !

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Il fait beau, je viens de terminer ma tâche quotidienne, je retrouve au foyer le meilleur des petits frères… Ce serait vraiment ingratitude de ma part de ne pas être heureuse !

— Bonnes petites sœurs, comme vous remplissez gentiment le rôle de mère que vous vous êtes assigné auprès de moi ! Jamais une plainte, jamais un reproche, jamais la moindre marque d’impatience…

— N’est-ce pas tout naturel ? Nous sommes maintenant seuls tous trois, et si tu étais l’aîné, n’agirais-tu pas de même envers nous ?

— Mais je ne suis plus un enfant, j’ai seize ans, je pourrais travailler.

— Nous voulons que tu sois instruit, c’est le seul héritage que nous puissions te pré-