Aller au contenu

Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

parer…

— Et durant ce temps, vous travaillez, vous vous imposez mille privations…

— Et puis après ?… Crois-tu que nous ne sommes pas plus heureuses, Alice et moi, quand nous te voyons, aux distributions de prix, couvert de lauriers que si nous nous achetions, de temps en temps, une robe de plus ?… Quand nous avons eu le malheur de perdre notre chère maman, j’avais huit ans, tu en avais trois et Alice, qui venait de terminer ses études au couvent de Lorette, en avait à peine dix-sept. Je me souviens de la double prière que cette douce maman adressa à papa et à Alice, sur son lit de mort. À papa, elle demandait de ne pas nous donner une seconde mère et à Alice, de ne pas nous quitter avant que nous ne soyons en état de gagner honorablement notre vie. Alice était alors à l’âge où l’on commence à faire des projets d’avenir, elle était jolie, affectueuse, remplie de jeunesse, de vie et d’ardeur… Elle a fait taire ses aspirations et ses rêves, a bâillonné sa jeunesse, s’est improvisée petite maman pour nous deux, nous a choyés comme ses propres enfants, a veillé jalousement sur nos âmes et nos intelligences. Grâce à son souriant sacrifice répété chaque jour, nous avons continué à avoir notre cher foyer dont elle était l’âme, la lumière et le cœur, elle a continué maman auprès de nous et de papa. C’est grâce à elle si papa ne s’est pas remarié et si le culte de la morte est resté intact dans cette maison. Et puis, quand les jours sombres sont revenus, quand, après avoir épuisé presque toutes nos économies, nous avons eu le malheur de perdre papa…

— Tu t’es jointe à Alice pour continuer auprès de moi, le petit être désormais doublement orphelin, le papa et la maman disparus.

— N’étais-ce pas naturel ? Ne devais-je pas faire pour toi ce qu’Alice avait fait pour nous deux ? Je n’avais pas terminé mes études ; mais on n’a pas besoin d’être une savante pour faire une bonne ménagère. J’ai donc quitté le couvent, sinon sans joie, du moins sans trop de regret. Alice venait d’entrer comme secrétaire privée de Monsieur Normand et à mon tour on me trouva une place comme simple ouvrière dans l’usine. Par mon application, j’ai mérité la confiance de ce bon Monsieur Normand, je suis devenue contremaîtresse de l’usine. J’aime mon travail qui nous permet de continuer la vie familiale et nous donne, sinon le superflu, du moins tout le nécessaire.

— Et pendant que vous vous privez pour subvenir aux frais de mon instruction, moi je me vois réduit à accepter ce dévouement sans ne rien faire pour en diminuer le fardeau… J’ai bien souvent honte de me savoir à votre charge.

— Ta ! Ta ! Ta ! c’est notre grande ambition à Alice et à moi de faire un savant de notre petit frère… Il ne faudrait pas gâcher notre plaisir. Nous ne demandons pas autre chose que ce que tu nous donnes aujourd’hui, nous n’avons qu’un seul désir : te voir profiter le plus possible des quelques petites privations que nous nous imposons de si bon cœur pour toi. Plus tard, quand nous serons vieilles, que tu seras prêtre, avocat ou médecin, nous nous dirons, Alice et moi : « Mais oui ! ce beau grand garçon, s’il est ce qu’il est, c’est à nous qu’il le doit ! « Et tous ces petits sacrifices que nous nous imposons aujourd’hui seront alors amplement récompensés.

— Je ne te vois pas bien en vieille fille, ma chère… Un jour, tu te marieras…

— Me marier !… Vois-tu, mon chéri, se marier, pour les gens de notre condition, c’est courir au devant d’une somme de sacrifices bien grande, de privations, d’abnégation et souvent de souffrance qu’il faut endurer dans le silence. Épouser un des nombreux ouvriers que je rencontre chaque jour à l’usine, partager ma vie avec un de ces braves êtres un peu primitifs, endurcis à la misère et à la pauvreté… C’est si peu engageant… La pauvreté m’effraie, c’est plus fort que moi, je ne puis me faire à l’idée de passer ma vie dans une gêne continuelle… Et le ménage de l’ouvrier, qu’est-ce sinon une gêne de chaque jour, une immolation journellement renouvelée ? Avec Alice et toi, dans notre chère petite maison, si nous ne connaissons pas l’opulence, du moins, nous ne sommes jamais à la gêne ; mais… mariée avec un de ces pauvres ouvriers dont j’admire le courage souriant, saurai-je trouver en mon âme assez de foi pour me soutenir au milieu des épreuves qui m’attendront plus tard ?… Et cependant, je sens bien que je ferai comme les autres, le mirage du bonheur fera un moment taire toutes mes craintes, je me résignerai à devenir épouse d’ouvrier pour répondre à la destinée que Dieu a tracée à toute femme ici-bas. Je serai épouse pour devenir mère…

— Mais ce n’est pas un simple ouvrier que tu épouseras, Alberte chérie, ce sera quelque grand personnage que ta beauté éblouira… Les Princes Charmants existent encore, malgré ce qu’on en dise…

— Je ne me fais pas d’illusion, je suis bien éveillée et n’ai plus de ces vaines espérances. C’était bon pour autrefois, quand j’étais petite, et que je lisais les contes de Perrault. Depuis ce temps, j’ai lu le grand livre de la vie et je t’assure qu’il est brutalement réaliste ! Allons, tu me fais divaguer. Heureusement que j’entends Alice qui entre, nous allons bien vite nous mettre à table.

— Bonjours, les enfants !

— Bonjour, petite mère ! Tu es en retard.

— Deux lettres que Monsieur Normand m’a dictées après la fermeture. Comment, le souper est prêt ?

— Ovila s’est improvisé maître-queue. À table, je meurs de faim. Sais-tu ce qu’il me disait, ce grand garçon ?… Il voudrait travailler…

— J’ai honte de passer les journées à ne rien faire, quand vous vous éreintez pour moi…

— Plus tard, mon petit, ton tour viendra à toi aussi. Je serai alors une très vieille fille et tu seras obligé de me donner un coin dans ta maison.

— Et moi donc ?…

— Toi, Alberte, tu te marieras. D’ail-