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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

ne, je ne te conseille ni te déconseille, j’étudie avec toi les chances de bonheur qui s’offrent pour ton avenir, je le fais avec toute l’affection de mon cœur de mère. Tu es amoureux, et l’amour rend sourd et aveugle. Il est de mon devoir de t’indiquer où se trouvent les dangers, après quoi tu seras le seul à décider. Je t’avoue que c’est là une tâche d’autant plus pénible pour moi que j’estime profondément Alberte…

— Que faire, alors ?…

— Réfléchir, mon cher Étienne, interroger ton cœur, peser avec soin les raisons qui militent tant pour que contre cette union et surtout, ne rien brusquer… c’est ta vie entière que tu vas engager. As-tu fait des aveux à Alberte ?

— Je n’ai rien dit et cependant, nous nous sommes compris plus et mieux que si nous avions échangé de longues confidences…

— Veux-tu un conseil ? D’autant qu’il n’engage à rien pour le moment… Retourne à Montréal, reprends ton travail, laisse passer quelques semaines et puis reviens… Le temps est un grand conseiller. Dans quinze jours, peut-être souriras-tu de tes sentiments d’aujourd’hui. Si, au contraire, tu persistes dans ta résolution, je te promets d’être la première à ouvrir bien larges mes bras et mon cœur à Alberte.

— Ma chère maman !

— Une dernière question ? As-tu parlé de tes intentions à ton père ?

— Non, pas encore.

Et bien ! inutile de lui en parler avant ton retour. Tu prétexteras une affaire quelconque comme excuse de ton départ précipité.

Dès le soir, Étienne annonça qu’il repartait le lendemain pour Montréal où, dit-il, on le réclamait. Ghislaine leva vers lui ses beaux yeux chargés de reproches cependant que, de son côté, l’industriel semblait gober le prétexte sans sourciller.

Toutefois, si tous n’avaient pas été si préoccupés, ils auraient pu constater sur la figure du chef de la maison un sourire énigmatique qui en disait long.

— Ne te chagrine pas, petite, dit-il à l’oreille de sa fille, comme la famille passait au vivoir, il nous reviendra, notre grand garçon, et plus tôt que tu ne penses.

— Que voulez-vous dire, papa ?

— Chut !… et surtout, ne va pas mettre le doigt entre l’écorce et l’aubier !

— Comment ?

— Ta ! ta ! ta !

Nous avons vu que Madame Normand avait conçu pour son fils des projets bien différents de ceux que ce dernier lui avait révélés cet après-midi et que, depuis le retour du journaliste, elle n’avait manqué aucune occasion de faire rencontrer les jeunes gens. Elle avait même cru deviner une certaine sympathie entre eux et, lorsque que le jeune homme était venu lui faire ses confidences, elle s’attendait bien à entendre prononcer le nom de Louise Gareau… Et, patatras ! c’était la petite contremaîtresse de l’usine de son mari qu’Étienne avait élue Reine de ses pensées !…

En vertu de cette règle égoïste qui fait que les parents ne peuvent concevoir le bonheur de leurs enfants en dehors des projets qu’ils ont eux-mêmes conçus pour eux, Madame Normand décida immédiatement de combattre ce penchant funeste qu’elle jugea une sorte d’aberration mentale de son fils. Et comment le combattre, pensa-t-elle ?

Étienne était à un âge l’on prend une décision sans se laisser influencer par ses parents. À trente ans, on est un homme fait… Attaquer de front les projets de son fils aurait été un moyen sur de le voir s’y ancrer de plus bel et Madame Normand connaissait trop le caractère vindicatif de son fils pour en tenter l’essai.

Aussi préféra-t-elle temporiser. Elle ne s’était pas opposée directement à ce mariage, elle avait même promis d’accueillir comme sa fille la douce orpheline ; mais elle avait gagné deux semaines et dans deux semaines bien des choses peuvent se produire.

Heureuse de cette demi-victoire qu’elle avait gagnée pour ce qu’elle considérait bien sincèrement être le bonheur de son fils, elle n’en sentit pas moins un vif chagrin en voyant partir Étienne et se disait en elle-même que ces pauvres mamans doivent toujours immoler leurs cœurs pour le bonheur de leurs enfants…

Seule, Ghislaine reconduisit son frère jusqu’à la gare. Étienne paraissait soucieux, gêné, presque maussade. Il ne dit pas un mot durant le trajet. À leur arrivée, le convoi allait se mettre en mouvement.

— À Bientôt, petite sœur, lui dit-il en l’embrassant bien fort. Ne doute pas de moi, je reviendrai… et bientôt. Quand tu la verras, parle-lui de moi…


CHAPITRE XIII

LA BRISE QUI RANIME


Depuis cinq jours qu’Étienne était de retour en ville, la vie lui semblait vide et lassante. Au journal, où il s’était présenté, le lendemain de son arrivée, il avait trouvé la besogne plus harassante que jamais et il l’accomplissait en automate,

La chaleur avait été accablante depuis ces derniers jours et, vers six heures, la pluie s’était mise à tomber, fine, grêle, maussade, monotone. Après un souper de fortune pris au comptoir d’un Grill Room quelconque, Étienne était rentré chez lui, rue Saint-Denis, avait allumé une cigarette et, sans faire de lumière, était venu s’accouder à la fenêtre de son bureau-boudoir.

Lentement la pluie avait augmenté d’intensité et vers huit heures, avait dégénéré en un véritable déluge. Assis à sa fenêtre, le journaliste regardait tomber l’avalanche liquide qui avait chassé les promeneurs de la rue. Seuls quelques retardataires, pressés d’échapper à l’ondée, se hâtaient de prendre les tramways, la vie de la ville avait graduellement disparu, le silence s’était fait, lourd, pénible, que brisaient le bruit monotone de l’eau frappant l’asphalte de la chaussée et le roulement sourd des tramways.

Que Montréal est triste, en été par un soir de pluie !

Mais Étienne prenait à ce spectacle si bien