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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

en harmonie avec son propre état d’âme une joie morbide. Soudain, il remarqua au coin de la rue une jeune fille de modeste apparence qui cherchait vainement à s’abriter sous son parapluie. Elle n’attendait certes pas le tramway car les voiture électriques se succédaient devant elle et elle n’y montait pas… Intrigué, le jeune homme se sentit le désir de l’observer. La pluie était maintenant moins intense, quelques passants se risquaient à continuer leur course interrompue ; mais la jeune fille demeurait toujours immobile sous son frêle abri.

Enfin, voici que du côté opposé s’avance un jeune homme, courant presque, qui l’aborde, passe son bras sous le sien et, étroitement enlacés, sans souci de la pluie et du vent, ils disparaissent dans la nuit.

«  L’amour ! toujours l’amour ! réfléchit Étienne… L’amour qui fait fi du soleil ou de l’orage… l’amour anonyme de l’homme jeune et de la femme ardente… l’amour ! L’amour qui idéalise toutes les vies, qui ensoleille les misères, qui récompense des labeurs… Et moi seul, quand je n’aurais qu’à tendre le bras pour saisir ce bien ineffable, je devrais m’en priver à jamais !… Et ce, au nom d’une vaine sagesse… Et puis, est-ce bien de la sagesse ? Qui donc me conseillera ?… Mais j’y songe, et le Père Eugène ? Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

Il mit son chapeau et sortit précipitamment. Une demi-heure plus tard, il allait frapper à la chambre que le bon Directeur occupait à la Maison Jean Le Prévost, chaque fois qu’il venait en ville.

— Mais oui c’est toi, mon cher Étienne ! Si je m’attendais à ta visite !

— Comment donc as-tu su que j’étais ici ?

— On m’en a informé à Saint Hyacinthe..

— Arrives-tu de là bas ?…

— J’en suis revenu il y a cinq jours.

— Et oui ! c’est vrai on m’y a parlé de toi… Mais il y a un siècle que je ne t’ai vu…

— Est-ce un reproche ?

— Peut-être… Il est vrai que nous, pauvres prêtres, nous sommes habitués à l’oubli… Si, lorsqu’ils n’ont plus besoin de nos directions, de nos conseils de chaque jour tous ceux qui se sont taillé des places dans nos cœurs ne finissaient pas un jour par nous oublier, nous ne pourrions plus suffire à la tâche quotidienne… C’est la Divine Providence qui le veut ainsi…

— Mais au moins, j’espère que vous êtes toujours disposé à prodiguer vos bons conseils à ceux qui vous les réclament… même s’ils ont été ingrats ?…

— Tiens ! tiens ! tiens ! et moi qui me disais avec une pointe de fatuité :

« Voici un garçon qui se souvient de l’affectueuse tendresse que ce vieux Père Eugène lui a prodiguée dans sa jeunesse et que sa reconnaissance porte à affronter l’orage pour venir lui faire visite !… Il parait que ce n’est pas cela… cette visite est intéressée… Cela m’apprendra, vieux moine que je suis, à me laisser aller à mon sot penchant d’orgueil, ajouta le religieux en souriant.

— Mettons que ce soit les deux. La reconnaissance pour les conseils passés qui me porte à recourir de nouveau à vos lumières.

— C’est mieux pour mon amour propre. Allons, laisse-moi bourrer ma pipe et je suis à toi. C’est grave ce que tu veux me demander ?

— Très grave.

— Hum ! As-tu une allumette ? Merci. Eh bien ! mon enfant, je t’écoute.

— Je ne sais vraiment par où commencer mon histoire…

— Diantre… Vas-y carrément, mon petit, tu sais, les oreilles du prêtre sont habituées à tout entendre.

— Mon père, je désire me marier…

— Ha ! Ha ! Ha ! ce n’est que cela ? Mon pauvre enfant, tu peux te vanter de m’avoir fait une fichue peur… Je me disais, comme cela, que si tu étais autrefois un brave enfant, pieux, rangé, sobre, etc., peut-être que ces années passées dans la grande ville avaient changé ton cœur, que si l’esprit est fort, suivant la parole du Christ, la chair est faible, que peut-être tu… et qu’est-ce que tu me racontes après ce terrifiant préambule ? Tu veux te marier ! Eh bien ! marie-toi, mon cher Étienne, marie-toi au plus tôt, il n’est que trop temps. Si Tertulien, Saint Jérôme, Saint Jean Chrysostome et tous les Pères de l’Église ne tarissent pas d’éloges sur le célibat que sanctifie la virginité, ils n’en sont pas moins tous d’accord à dire avec Saint Paul que le mariage est le meilleur préservatif contre le péché.

Le mariage est une bonne et sainte institution, Jésus-Christ en a fait l’occasion de son premier miracle et le Père Éternel, dès l’aube du monde, le commandait en termes exprès : « Ite, crescite et multiplicamini ! » Il en avait même établi le principe antérieurement lorsque, créant la première femme d’une des côtes d’Adam. Il avait dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ! »

— Mais j’hésite…

— Tu hésites ! Vous êtes bien tous pareils fils de ce siècle de jouissance et d’égoïsme que l’effort effraie et rebute ! Tu hésites parce que cette vie nouvelle qui va s’ouvrir devant toi devra t’apporter son cortège nécessaire de sacrifices, de privations et d’abnégation ! Et comment prétendez-vous mériter le ciel, si toute contrainte vous répugne ? Croyez-vous que c’est avec votre égoïsme effréné que l’on fait des saints ? Et puis, est-ce une vie que cette solitude dangereuse de l’homme seul ? Est-ce un état que le célibat qui n’a pas pour objet la virginité et pour fin la gloire de Dieu ? Allons, du courage, rejette bien loin cette robe de Nessus qu’est l’égoïsme, entre résolument dans la vie, la vraie vie, celle qui a son centre dans la famille que l’on fonde, des enfants que l’on élève chrétiennement et dont on fait les continuateurs de soi-même. « Là où il n’y a pas de haie, dit le Saint Livre, le domaine est au pillage ; là où il n’y a pas de femme, l’homme errant, sans foyer, gémit ». D’ailleurs, si cette vie nouvelle que tu n’oses affronter n’est pas sans tribulation, elle offre de magnifiques compensations.

— Mais ce n’est pas cela, mon Père… c’est