Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/49

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
47
L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

— Trop curieuse, ma petite…

— Mais tout de même, c’est ahurissant à la fin… de quelque côté que je me retourne, je me vois entourée de gens à secret. Depuis ton départ, maman n’est plus la même, papa est tout chose et jusqu’à mon amie Alberte, que j’ai rencontrée ces jours derniers et qui avait une mine de mystère…

En entendant prononcer ce nom, Étienne avait tressailli visiblement à la grande satisfaction de la jeune fille qui se disait que si la simple évocation du nom de son amie avait produit une telle impression sur son frère, c’est qu’elle n’était pas étrangère à son retour.

— Allons, reprit l’espiègle, je vois bien que vous avez hâte de vous débarrasser de moi, Toi, Étienne, tu brûles du désir de dire ton grand secret et comme je n’ai pas voix au chapitre, je vous quitte. Je serai au jardin. Quand vous aurez terminé votre petit conciliabule, vous me ferez signe.

— Mais non, sœurette, je ne veux pas écourter ton dîner.

— Oui, oui, à tantôt.

Dès que la jeune fille fut sortie, Étienne reprit sa place entre son père et sa mère qui, à la vérité, semblaient très anxieux de l’entendre.

— Quand je vous ai quitté si précipitamment, il y a une dizaine de jours, papa, j’ai donné comme raison de mon départ subit une affaire urgente qui me rappelait là-bas ; je dois vous avouer franchement que cette excuse n’était qu’un prétexte…

— Je m’en suis un peu douté, mon garçon.

— J’étais alors dans une terrible alternative, dans une poignante impasse… Une résolution s’imposait, grave, très grave et maman, à qui je m’en étais ouvert, m’avait conseillé de mûrement réfléchir…

— Oui, oui ! je sais… Monsieur mon fils, jusqu’à ce jour récalcitrant au feu de l’amour avait trouvé son Waterloo en notre bonne ville… Une toute petite ouvrière, une de mes employées, avait fait battre son cœur, alors, en stratégiste expert, il avait résolu d’opérer une savante retraite, espérant que le temps, la distance, la diversion le sauveraient… Pauvre naïf ! L’amour est comme ces lampes à arc qui éclairent la nuit des rues et autour desquelles des milliers de lucioles évoluent sans cesse. Regarde les voler autour de la sphère lumineuse, éblouies, palpitantes, conscientes du danger dont elles s’éloignent pour s’en rapprocher de nouveau jusqu’à ce que médusées elles aillent se précipiter dans le globe brûlant d’où le lendemain matin, le préposé retirera leurs frêles cadavres. Nous ne sommes pas plus forts que ces éphémères devant la fascination du dieu charmeur. L’homme propose, le cœur dispose… Est-ce bien cela ?…

— Comment savez-vous ?

— Si tu crois que c’était si difficile à deviner pour un vieux commerçant retors comme moi !

— Mais alors, vous savez ?

— Tout ce que je sais, c’est que tu aimes Alberte Dumont, ma petite contremaîtresse, et cela me suffit.

— Dois-je comprendre, mon fils, que ta décision est maintenant prise, que les sérieuses objections que nous avons examinées ensemble l’autre jour ne t’effraient plus ? s’enquit Madame Normand.

— Je suis venu vous demander un dernier avis avant de prendre une décision définitive.

— Et quelles étaient donc ces graves objections ?

— Notre fils me disait alors que la grande différence d’éducation tant familiale que secondaire, la disparité d’instruction qui existaient entre lui et cette jeune fille, la promiscuité à laquelle elle avait été contrainte par les nécessités de la vie, toutes ces diverses circonstances fortuites qui ne diminuent en rien le caractère d’Alberte, mais pourraient plus tard constituer un obstacle à leur bonheur commun l’effrayaient.

— Même aujourd’hui, je ne suis pas sans crainte, maman et cependant je sens que la vie loin de Mademoiselle Dumont serait pour moi un fardeau.

— La femme, je te le répète, doit être la collaboratrice de l’homme, son associée intime ; il doit retrouver chez elle la réplique de ses rêves, de ses enthousiasmes et de ses ambitions. Quelle sera sa vie s’il y associe une femme qui n’aurait pas la pleine compréhension de son âme ? Comment se fait-il que tant de jeunes gens, merveilleusement doués, ayant au collège donné les plus belles espérances, ne donnent pas de hautes réalisations, restent assez médiocres dans l’ensemble ? Tu dois te souvenir comment répondait à cette angoissante question le saint prêtre que je te citais.

— Oui, mère, j’ai encore présente à la mémoire sa réponse si catégorique : « Parce que, neuf fois sur dix, ils épousent une femme médiocre ». Mais Mademoiselle Dumont n’est pas une femme médiocre !

— Mais sa définition de la femme médiocre est très explicite aussi : « parfois bonne mère, et chrétienne parfaite, mais qui, par son éducation intellectuelle et morale, ne pouvait et ne devait pas épouser cet homme, parce qu’elle n’est pas au niveau, n’a pas ce qu’il faut pour comprendre son mari, le seconder dans sa carrière et l’aider à donner sa pleine mesure ».

— Ta ! ta ! ta ! qu’est-ce que vous me chantez-là ? interrompit le minotier, qui avait jusqu’à ce moment écouté son épouse passivement. Pourquoi tant de jeunes gens, si bien doués, dites-vous, font souvent faillite dans la vie ? Pourquoi je vous le demande ? Parce qu’ils auraient épousé des femmes qui ne seraient pas à leur niveau intellectuel ? Allons donc, vous me faites rire. Et vous prétendez avoir l’expérience de la vie ? Regardez donc autour de vous… ne vous contentez pas simplement de paroles voyez la vie, la vie qui se chargera de vous prouver la fausseté de cette assertion. Quels étaient les élèves brillants de ta classe, Étienne ? Toi… Et qu’as-tu fait ? Tu as écrit des lignes stériles, tu as acquis une certaine gloriole, tu as surtout semé sur ton passage le sarcasme qui engendre le découragement, qui rebute l’effort… je te le demande bien franchement, est-ce là l’apport