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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/50

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

que l’on était en droit d’attendre de toi ? Je ne suis qu’un ignorant, je suis forcé d’avouer que je suis absolument inapte à juger du mérite de tes écrits ; mais ce que je sais, ce que je comprends avec mon gros bon sens de meunier, c’est que pas une misère, pas une douleur, par une désespérance n’en a été adoucie… Et cependant, tu ne peux t’en prendre à ta femme, puisque tu es resté célibataire… Et après toi, quels étaient ceux qui offraient les plus belles espérances d’avenir. Je les connais tous ces premiers de ta classe : Jean Labrie… À sa sortie du collège, il a étudié la médecine et végète encore dans une campagne ignorée où il est une cause de scandale pour tous par son ivrognerie. Il rend affreusement malheureuse une douce petite femme qu’il a épousée pour son argent. Est-ce la faute de sa femme s’il est maintenant une épave ? Tu sais très bien que dès ses années d’université, il était déjà ivrogne avéré. Louis Gauvin ?… Il a épousé une brave fille de son village, pas très instruite, pas très brillante et cependant, il est maintenant à la tête d’une très importante étude d’avocats de la métropole. Pierre Lauzon ? Tu sais qu’il est encore célibataire ce qui ne l’a pas empêché de devenir une autre épave. Et regarde dans chaque classe qui a passé durant ton stage au collège et tu feras la même constatation. Pourquoi ces êtres si merveilleusement doués deviennent trop souvent d’affreux ratés ? C’est qu’ils manquent de cette qualité si précieuse qui fait le seul vrai succès : L’endurance. L’endurance qui n’a pas peur de l’effort journellement répété, de l’effort lent et ingrat dont les résultats sont à peine perceptibles, mais dont la somme constitue le succès. L’endurance, la force de caractère, la volonté qui sait s’arrêter à une chose et la vouloir fermement, la persévérance qui sait se proposer un but et peiner tant que ce but n’est pas atteint, sans se soucier du temps qui passe, des obstacles qui s’accumulent à chaque pas, sans se laisser distraire par les plaisirs vains et stériles qu’offre le monde. Pourquoi si souvent ces êtres remplis d’espérances pour l’avenir échouent si misérablement ? C’est que trop souvent ils sont confits d’orgueils, que leurs vains succès de collège leur a monté la tête, qu’ils croient devoir récolter le succès dans la vie sans y avoir taillé leur place au prix d’un travail constant et acharné… Il est si facile, devant ces misérables faillites, d’en rejeter gratuitement la faute sur la femme, la compagne si vite désabusée qui espérait trouver auprès d’eux le bonheur rêvé…

— Tu es un galant avocat pour la femme, mon cher Pierre.

— C’est que je considère la femme non comme une collaboratrice au sens que lui donnent certains rhéteurs modernes… Sa collaboration à mon sens doit se confiner à son intérieur, elle doit être la gardienne du foyer, l’ange, comme disaient si gentiment nos pères, et pour cette collaboration, on ne doit pas lui demander de produire de diplômes d’instruction académique. La femme est l’associée discrète et silencieuse de l’homme dans la bataille de la vie, son action ne doit pas s’extérioriser hors du foyer autrement que par la douce et bienfaisante influence qu’elle exercera sur son époux et sur les enfants qu’elle lui donnera. Demande à celle que tu veux choisir pour femme l’amour qui panse les plaies reçues à la bataille de la vie, vivifie les cœurs, rallume le courage, maintient le feu sacré. Demande lui également la piété qui sera le gage de sérénité de ta vie, l’assurance que ton foyer sera à jamais respecté et que lorsque surviendra l’épreuve, tu pourras en sa compagnie chercher en Dieu le baume régénérateur qui guérit toutes les plaies. Que cette jeune fille soit instruite, qu’elle excelle dans tous les arts, qu’elle soit issue de la plus haute famille que tu puisses imaginer, qu’elle soit tout ce que vous voudrez, elle sera une cause certaine d’échec dans la vie d’un homme s’il lui manque le cœur qui sait aimer. Mais qu’elle soit bonne, douce, aimante pieuse, qu’elle ait inné en son âme le sentiment de la maternité, la maternelle affection qu’elle aura souvent à répandre sur ce grand enfant que sera son mari et elle aura les seules vraies qualités qui constituent la femme chrétienne, celle que l’on est heureux de voir pour mère à ses enfants, toujours elle demeurera l’ange du foyer. Et toi-même, ma chère bonne, si tu as toujours été pour moi une collaboratrice si précieuse, sans jamais aucune défaillance, toujours souriante et dévouée, c’est qu’en plus d’une intelligence admirable, tu avais un cœur plus admirable encore…

— Papa, vous parlez comme le Père Eugène…

— Comment ? Tu étais allé demander conseil au bon Père et tu me le disais pas ? Je suis heureux de me trouver en si bonne compagnie.

— Ainsi, Pierre, tu crois ?

— Je crois que le jour où je verrai mon fils épouser cette bonne et douce Alberte Dumont, je serai le plus heureux mortel et je considérerai lui avoir assuré un héritage beaucoup plus précieux que les quelques milliers de dollars que ma vie de labeur aura accumulés.

— Que vous êtes bon, mon père !

— Tu as peut être raison, mon Pierre, j’avais échafaudé des rêves plus ambitieux, le tien est plus beau et plus solide.

— J’ai faim, moi, peut-on entrer ? demanda Ghislaine, qui venait de frapper à la porte de la salle à manger.

— Pauvre chère Ghislaine, nous t’avions oubliée. Viens bien vite que nous te communiquions l’heureuse nouvelle !

— Pas n’est besoin, papa, je sais…

— Comment ? As-tu deviné, toi aussi ?

— Peut-être un peu… et puis… il ne faudrait pas m’en vouloir, en revenant du jardin, un tout petit peu… oh ! un tout petit peu… j’ai écouté à la porte !  !…


CHAPITRE XVI

LE FEU QUI SCINTILLE.


Rentrée la première au logis, Alberte s’était empressée de faire les préparatifs du souper. Comme elle l’avait promis à sa