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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/56

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

franchi en trombe la distance qui sépare Saint-Hyacinthe du paisible hameau où ils allaient si avidement giter leurs amours.

Saint-Judes est un petit village que le progrès moderne semble avoir oublié dans sa course vertigineuse, on y respire à chaque pas le souvenir d’un passé lointain auquel tout se cramponne avec cette force négative qu’est l’inertie. Simple, rustique au possible, vieillot, le bourg est en proie à une affreuse léthargie. La campagne environnante est sablonneuse, aride et pauvre. En parcourant ses rues étroites, bordées de maisons de bois à pignons, lorsque vous y rencontrez ses attelages las, voire même des bœufs traînant une charrette où s’entassent des bidons à lait, vous vous croiriez transportés à deux siècles en arrière, dans une rue de Québec, au berceau de la colonie.

La maison de la famille Normand était construite à quelques arpents du village, sur un petit promontoire formé par le confluent de la coulée des Trente et de la rivière Salvail. Cette coulée et cette rivière, maintenant à demi desséchées ont dû être, dans un passé lointain, de petites rivières tourmentées creusant chaque jour plus profondément leurs lits dans les sables mouvants du sol et formant de réels précipices. Ces précipices, que les ans ont adoucis, bornaient la vieille demeure en front et à l’occident alors que de par les deux autres côtés, la forêt barrait l’horizon. C’était bien la solitude idéale pour servir de nid aux roucoulements de jeunes mariés.

Il est vrai que le mobilier, les tentures et les boiseries étaient un peu primitifs, pitoyables mêmes ; qu’il se dégageait de la vieille demeure une odeur de rance et de moisi qu’une aération insuffisante n’avait pu parvenir à faire disparaître tout à fait ; mais bah ! Étienne et Alberte n’allaient ils pas faire resplendir l’antique masure de tout l’éclat de leurs rêves éthérés, de la féerie de leur commun amour !

Les quinze jours qui suivirent s’écoulèrent comme en un songe chaque jour plus radieux. Jamais encore, en sa vie quelque peu turbulente, Étienne n’avait si peu ressenti la solitude que depuis qu’il s’était trouvé enfin seul avec Alberte, en cette vieille chaumière perdue au milieu des champs et des bois. De son côté, Alberte était tellement abîmée dans la plénitude de son bonheur enfin réalisé qu’elle ne songeait même pas à faire une comparaison.

L’âme et le cœur d’Alberte étaient pour le journaliste comme ces magnifiques parterres dont l’inflorescence arrête sur le chemin le promeneur solitaire et le jette en une indicible extase. Appuyé sur la haie qui le sépare de ce coin fleuri, il en savoure gloutonnement toutes les beautés, il laisse errer ses yeux du rosier rouge ou thé à l’anémone étoilée, de la pivoine somptueuse à l’odoriférant œillet, il capte au passage le bleu et le fauve des pensées, le jaune des mufliers, le panache des balsamines ; les coquelicots, les ancolies, les centaurées, les verveines attirent ses regards indécis au milieu de tant de merveilles ; il embrasse de nouveau toute cette infinie richesse de coloris et de parfums en un regard circulaire et, à regret, continue sa marche, croyant apporter une vision complète de ce petit Éden. Il est satisfait et cependant, qu’est-ce que ce coup d’œil fugitif ?

S’il avait été le maître du parterre, s’il avait pu y pénétrer, le visiter plate-bande par plate-bande, que de nouvelles merveilles lui seraient apparues ? Cette amarante qui de loin n’apparait que comme un chiffon rouge accroché à une tige rude lui offrirait une infinité de petites fleurs aussi gracieuses que jolies. Ce massif d’alysses ne lui paraît que comme une blanche toile et c’est en réalité une mine de végétation toute vibrante de vie et de parfums. Sous le feuillage discret se cachent les roses pourpiers, les pâquerettes et les violettes. Et ces fleurs elles-mêmes qu’il a tant admirées de loin, comme leur velouté serait autrement délicat, comme leur parfum paraîtrait plus suave s’il pouvait se pencher amoureusement vers elles.

Étienne croyait connaître Alberte avant son mariage ; mais depuis que leur union avait fait de leurs deux êtres une seule âme et un seul cœur, il découvrait chaque jour de nouveaux charmes chez sa jeune épouse. C’est le privilège de l’âme féminine de ne se révéler complètement que par étapes, de présenter dans la manifestation de ses qualités et de son esprit des variations toujours nouvelles. Mais la femme heureuse par l’amour apporte à ce prestidigieux talent un art d’autant plus charmant qu’il est moins étudié, qu’il émane des impulsions de son cœur.

Assis près de celle qui lui avait fait l’offrande de sa vie, les yeux plongés dans le vague de l’azur, ne manifestant sa présence que par la pression plus forte qu’il faisait de temps en temps de la petite main qu’il retenait prisonnière, Étienne était parfaitement heureux, jouissant avec ivresse de ce dernier après-midi qu’ils allaient passer bien seuls en leur retraite amoureuse. Le soleil lentement descendait à l’horizon, ses rayons rougeâtres donnaient leurs derniers baisers à la glace argentée de la rivière, la côte occidentale se parsemait de taches sombres à chaque instant plus grandes, l’ombre des ormes grandissait, prenait des proportions gigantesques, les oiseaux regagnaient leurs nids et, perchés sur les maîtresses branches des arbres qui abritaient leurs espérances, entonnaient leurs hymnes de reconnaissance au Divin Créateur. Dans le lointain, le son grêle d’une clochette révélant la présence d’un troupeau, se fit entendre vaguement l’air pur et sonore apporta l’écho vague d’une voix humaine. Le disque auréolé lentement descendait vers le couchant, les taches sombres de la côte se faisaient plus grandes, l’ombre des arbres avaient atteint des proportions apocalyptiques. Là-bas, une touffe vert sombre vint se denteler à la base du cercle de feu. La côte était maintenant plongée dans une demi obscurité, le soleil couchant ardait ses rayons sur l’antique demeure, se reflétant et irradiant des vitres des fenêtres, les vieilles briques rouges de la