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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/55

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

la force, l’énergie, l’endurance et la volonté ; le pain qui synthétise tout principe de vie ! Et ne crois-tu pas que l’homme qui a consacré sa vie à rendre grande et prospère une industrie qui a pour principe ce pain essence de toute vitalité, ne mérite pas autant de ses concitoyens et de son pays que les plus fameux rhéteurs aux phrases ronflantes, aux systèmes abracadabrants ?

— Mais Étienne est un intellectuel…

— Il en pleut des intellectuels de sa trempe en notre pays, il en pleut partout ; mais des hommes véritables qui savent vouloir et agir, des hommes qui savent sacrifier leurs plaisirs, leurs inclinations et leurs désirs en holocauste à la patrie, continuer dans le travail et l’abnégation la vie fructueuse de leurs pères, de tels hommes sont rares. Cependant un pays jeune comme le nôtre a surtout besoin de cette classe de citoyens qui savent non seulement penser et discourir ; mais et avant tout agir. Notre fils est un être cultivé, il a écrit une foule d’articles à la lecture desquels se pâment les pseudo intellectuels… Je veux croire qu’il a du talent, qu’il a du génie même ; mais de quel apport a t-il été pour sa race jusqu’aujourd’hui ?

— Et comptes-tu pour rien ses critiques ? C’est une autorité…

— Peut être… Peut être aussi lui décernera-t-on un jour un petit ruban rouge qu’il portera avec orgueil à sa boutonnière ; mais le peuple qui a besoin de pain pour vivre, le peuple qui veut manger pour exister, les humbles et les miséreux lui devront-ils le moindre soulagement au faix de leur vie ?

— Mais puisqu’il a choisi une voie différente ?…

— C’est le malheur de notre pays de voir chaque fils déserter le sentier tracé par le père, d’être comme le cailloux que le courant entraîne et lave en le désagrégeant. Le fils possède à l’état latent les connaissances diverses, les habilités nombreuses que son père a acquises au prix du labeur de sa vie. Ces diverses aptitudes subconscientes ont ensuite pris corps au contact journalier de ce père qui n’a pas été sans causer de son travail, de ses moyens de procéder et il arrive que le fils est par instinct et par éducation merveilleusement préparé à suivre l’état de vie qu’avait embrassé son père, d’un autre côté, il n’est pas d’état de vie où, durant l’espace d’un demi-siècle, il ne se rencontre pas une opportunité de succès. Si, à chaque génération, on a changé de voie, c’est en vain que passe cette opportunité tant désirée, cette veine rare, on n’est pas préparé à en profiter. Vois mon exemple. Trois générations des miens avaient végété dans ce vieux moulin qu’ils m’ont légué. Si leurs échecs m’avait effrayé, je serais allé ailleurs faire l’apprentissage d’un état de vie où j’aurais moi-même peiné en vain. Dieu a récompensé ma persévérance et, quand enfin est venue la veine, j’avais l’expérience de mes pères pour me diriger, j’étais en mesure de saisir cette veine passagère qui fit grande et magnifique l’œuvre des miens.

— Mais puisqu’il ne s’agit plus d’édifier ?…

— Il s’agit de continuer et de développer encore, ma chérie et cette tâche n’en est pas moins grande et difficile… ce devoir n’en est pas moins impérieux. Le fils dont le père ne laisse rien ou très peu après lui peut en somme tenter l’aventure sur un nouveau domaine, que risque-t-il après tout ? Mais celui qui voit devant lui un héritage magnifique auquel sourit le succès n’a pas le droit, pour quelle que considération soit-elle à moins que ce ne soit pour répondre à l’appel de Dieu, de déserter la tradition familiale. Il est le continuateur naturel de son père, l’héritier moral de ses obligations, il est responsable auprès de son pays et de ses compatriotes de la survie de l’œuvre paternelle…

— Peut-être as-tu raison… nous, les mères, nous sommes si vite éblouies.

— D’ailleurs, je m’emballe, je m’emballe… Qui sait si Alberte tiendra sa promesse ?

— Aie confiance, mon cher ami, aie confiance… la femme est si puissante, lorsqu’elle a l’amour pour allié…

— Oui, papa, tu as raison d’avoir confiance.

— Comment ? tu nous écoutais ?

— Je suis arrivée près de vous au milieu de votre conversation, c’est involontairement que j’ai écouté… et puis, quand il s’agit de mon frère, je suis toujours si anxieuse de savoir…

— Et tu crois qu’un jour il nous reviendra, notre grand garçon ?

— J’en ai la conviction intime, papa. Il le doit à notre famille, il se le doit à lui même… et Alberte est tellement de chez nous, comment pourrait-elle vivre loin d’ici ?

— Nous sommes tous des enfants impuissants entre les mains de Dieu, remettons nous en à sa Divine Providence.

— Le vieux proverbe dit : « Aide-toi, le ciel t’aidera », maman.

— Alors, confions nous à Dieu et espérons en la promesse d’Alberte, conclut l’industriel. Et si le grand désir de ma vie ne devait pas se réaliser…

— Je serai là, papa. À défaut d’un fils, vous aurez une fille qui continuera votre œuvre et la préservera après vous.

— Brave cœur !

Sur le quai de la gare, le Docteur et le pharmacien faisaient les cent pas en attendant l’arrivée du train.

— Quel chanceux tout de même que ce Normand, dit le Docteur en se penchant vers la voie pour constater si le train ne pointait pas de Sainte-Rosalie, n’avoir jamais songé au mariage, avoir fui les femmes comme un fléau et soudain tomber amoureux d’une des rares femmes qui soient parfaites.

— N’est-ce pas qu’elle est délicieuse, la petite mariée ?

— C’est à donner au vieux garçon que je suis la fringale du mariage. Malheureusement. je ne crois pas pouvoir jamais découvrir l’oiseau rare, et vous ?

— Moi ? Je l’ai bien découvert ; mais il est branché hors de ma portée…


CHAPITRE XVII

LE FEU QUI AURÉOLE.


Ivres de bonheur et de vitesse, insensibles à tout ce qui n’était pas eux-mêmes et leur mutuelle félicité, les jeunes époux avaient