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Page:Larivière - L'associée silencieuse, 1925.djvu/69

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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

naître le résultat. Quel qu’il soit, je vous remercie de votre dévouée collaboration.

— Où vas-tu ? lui demanda son ami Durand en le reconduisant à son auto.

— À Saint-Hyacinthe…

— Seul, en auto ?

— J’irai plutôt en aéroplane si cela était possible. Mon vieux Louis, je ne sais si je serai député demain ; mais mon père vient de m’annoncer que je serai certainement père !… Tu me téléphoneras le résultat demain matin.

— Pourquoi pas cette nuit ?

— Non demain matin seulement, je prévois que cette nuit, j’aurai besoin de toute ma quiétude.

Durant une heure et demie, penché sur la roue, l’œil fixé sur la route noire, le pied sur le frein, Étienne brûla les étapes et les quelques paysans attardés qu’il dépassa durent se demander où allait ce fou déchaîné.

Il était dix heures passées quand enfin il vit poindre dans le lointain les lueurs vagues qui signalent Saint-Hyacinthe dans la nuit. Et plus il avançait plus il était anxieux d’arriver, plus il donnait de combustible à sa lourde voiture, tournant les coins de route sans ralentir de vitesse, et franchissant la dernière étape en bolide.

— Alberte ! s’écria-t-il en tombant dans les bras de l’industriel qui était venu lui ouvrir la porte.

— Enfin, te voilà… Elle te demande depuis une heure. Calme-toi, ta présence va lui faire du bien ; mais il ne faut pas qu’elle constate ton énervement. Tout est normal d’ailleurs, le Docteur est auprès d’elle ainsi que ta mère.

— Je veux la voir immédiatement.

— Non, calme-toi un peu avant de pénétrer dans sa chambre. Viens dans la salle à manger, Ghislaine et Alice t’y attendent elles aussi, mais Étienne ne se sentait pas la force d’attendre plus longtemps, il embrassa rapidement sa sœur et Alice, déposa son paletot et courut vers sa femme.

— Étienne !

— Alberte !

— Enfin, te voici, mon chéri, je serai plus forte maintenant. Vois je souris…

Mais sur sa pauvre figure émaciée se lisait la souffrance lancinante. Dans ses yeux où se reflétait le bonheur de la présence de son mari, perlaient des larmes et l’enlacement de ses bras autour du cou d’Étienne avait cette force nerveuse qui dénote une douleur que l’on veut cacher.

Et commença pour Alberte la série atroce de douleurs, de lamentations, de cris, de martyre interminable que souffre la mère en échange de la vie qu’elle donne…

Vers quatre heures, le mystère douloureux de la maternité s’était parachevé et depuis une demi-heure elle reposait paisiblement, souriante, un reflet de bonheur extatique sur la figure. La nouvelle mère s’était endormie en pressant dans sa pauvre main encore moite et palpitante la main de son mari, alors que leurs deux regards tournés vers le bébé encore informe et grimaçant qu’on avait placé à son côté, communiaient en leur mutuelle félicité.

Depuis longtemps déjà les paupières d’Alberte s’étaient fermées, le sommeil était venu lui faire oublier les souffrances endurées et encore le jeune homme pressait tendrement la chère petite main palpitante, repassant en son esprit les évènements rapides qui s’étaient succédés depuis quelques jours, tâchant de démêler ses impressions ; mais en son cœur chantait un chant de bonheur trop intense pour qu’il pût longtemps se distraire à d’autres pensées que celle de sa paternité. Son fils ! Devant ce sentiment qui s’était fait jour tout à coup en son âme, avait grandi avec impétuosité en voyant le faible petit être vagissant qui venait de voir le jour, avait comme la foudre envahi son âme et son cœur, toutes autres considérations lui semblaient vaines. Que lui importaient maintenant ses rêves ambitieux d’hier, que lui disait la victoire ou la défaite, tout disparaissait devant cette chair de sa chair, ce souffle de vie dont il était l’origine, ce nouveau trait-d’union entre lui et la douce créature qui avait gémi et souffert pour son amour et avait payé à elle seule la rançon de sa nouvelle dignité et de son nouveau bonheur… Et alors il sentit en son cœur une poussée d’amour reconnaissant envers la petite martyre, un désir fou de lui dire son affection et sa gratitude. Il se pencha doucement vers elle et effleura ses lèvres. Elle ne s’éveilla pas, mais cependant, il l’entendit murmurer : « Mon fils ! Étienne ! heureux ! » Et cependant, elle dormait toujours… En son sommeil comme dans toutes les actions de sa vie, sa grande préoccupation était le bonheur de son mari ; mais à présent, un autre nom s’associait à celui d’Étienne, un autre sentiment venait s’y mêler, celui de la maternité. Ils avaient un fils… Un fils… cette bonne bûche qui vient entretenir le feu de l’âtre conjugal et sans lequel il finirait infailliblement par s’éteindre.

La garde-malade vint lui demander s’il ne désirait pas aller se reposer.

— Merci, je vais m’installer dans ce fauteuil, près du lit. Si j’ai besoin, j’appellerai. Vous pouvez vous retirer.

Discrète, elle s’éloigna et lui, avec maintes précautions, attira le fauteuil près du lit et continua sa rêverie.

Un fils ! Il avait un fils… ce petit être serait demain un homme, un autre lui-même… un continuateur de sa vie… Pour la première fois il eut une conception complète de ce mot. Oui ! c’était ce sentiment, la Paternité ! Comme il comprenait bien son père, maintenant, son père qui avait dû jadis éprouver auprès de son berceau les mêmes émotions, qui toute sa vie avait peiné pour constituer un patrimoine à lui transmettre, un héritage qu’il pourrait un jour lui léguer avec orgueil… Mais après avoir dévoué sa vie à l’édification du patrimoine et à l’éducation du fils, ce pauvre père avait vu ses rêves déjoués. Fils et héritage faisaient il est vrai son orgueil ; mais il les avait toujours conçus comme essentiellement unis, il les avait continuellement liés dans l’avenir et voici que le fils avait dédaigné l’héritage… Comme il avait dû souffrir le pauvre bon vieux papa ! Et cependant comme sa