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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

sagesse était grande et que dans son gros bon sens populaire, il avait eu une plus juste notion du devoir que son fils cultivé ! Et pourquoi lui, Étienne, avait-il dédaigné la mission saine et régénératrice que son père lui avait assignée et que la tradition lui enjoignait de suivre après quatre générations des siens ? Pour de sots rêves orgueilleux, des visées généreuses, nobles et grandes ; mais en sommes, des rêves après tout, si beaux qu’ils aient été… Et s’il avait déserté la tradition familiale, que pourrait-il demander à ce fils qui serait un homme demain ? Et ses pensées s’enténébrèrent en un mélange de réalité, de raisonnements et de songes…

— Monsieur Normand, on vous demande au téléphone !

— Comment ? Qu’y a-t-il ? Oh ! je me suis endormi.

— Vous dormez depuis près de cinq heures

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures. On vous demande au téléphone.

— Et Alberte ? Et mon fils ?

— Ils ont tous deux passé une très bonne nuit.

— J’ai été un piètre veilleur… !

— J’étais dans la chambre voisine.

— Étienne, on te demande au téléphone ! vint annoncer de nouveau Ghislaine. C’est Montréal.

— C’est vrai, j’oubliais. Durand m’avait promis de m’appeler ce matin. C’est curieux, il doit m’annoncer le résultat de l’élection d’hier, me dire si je suis élu ou défait et cependant, quel que soit ce résultat, il me laisse indifférent d’avance.

— Alloh ! dit-il en prenant l’acoustique, c’est toi Durand, oui, mon cher, très bonne nouvelle, un garçon, mon vieux, un gros garçon.

— …

— Quoi ? Tu as de mauvaises nouvelles de ton côté ? J’ai été défait alors. Qu’est-ce que tu veux que cela me fiche.

— …

— Comment ? De graves irrégularités ? Une contestation en perspective ? Oh ! mais non, j’ai bien d’autres chats à fouetter, je te l’assure. Je suis battu, un point, c’est tout. Tu remercieras de ma part tous les bons amis qui se sont dévoués pour la cause.

— …

— Quand je retournerai à Montréal ? Je ne sais pas encore. Tu comprends, je suis père et je ne puis laisser ainsi Monsieur mon fils.

— …

— Elle a beaucoup souffert, la pauvre petite ; mais enfin, tout danger est maintenant passé. Je te remercie en son nom de tes bons souhaits, je les lui transmettrai, quand elle s’éveillera. Merci, mon vieux, viens nous voir quand tu auras un dimanche de liberté.

— Mon pauvre Étienne, dit l’industriel qui s’était avancé vers Étienne aussitôt que ce dernier eût laissé l’appareil, je comprends que tu n’as pas eu de chance. Je te prie de croire que…

— Pas de grands mots pour rien, papa, vous avez peut-être cru que je crânais quand je disais à Louis que je me fichais du résultat d’hier, et cependant, je vous assure que j’étais absolument sincère. Depuis que je suis père, j’ai fait des réflexions grosses de conséquences.

— Vraiment ! Et ces réflexions, c’est ?…

— Madame vient de s’éveiller, vint annoncer la garde-malade, elle vous réclame, Monsieur Normand.

— Venez-vous, papa, j’ai une nouvelle à annoncer à Alberte qui peut-être vous intéressera.

— La pauvre petite, ne lui annonce pas trop brusquement ton insuccès, elle pourrait en être affectée.

— Soyez sans crainte, papa. Venez.

Dans sa chambre, aussi blanche que les draps de toile du lit, Alberte attendait avec anxiété l’arrivée de son mari.

— Pauvre Étienne, tu dois être fatigué et je suis vraiment déraisonnable de te déranger ; mais je voulais te revoir, il semblait que cette nuit, j’avais rêvé, que tu n’étais pas là, c’est fou…

— Non, ma petite adorée, ce n’est pas fou, le seul insensé, ce fut moi qui ai sottement risqué de te faire défaut au moment où tu avais besoin de ma présence. Ne crains plus, ma petite femme je ne te quitterai plus jamais…

— Jamais ?… Alors ?…

— Oui, ma chère Alberte, fini les rêves éthérés, les projets grandioses, mais irréalisables, j’ai compris que le devoir de la vie est non pas dans les orgueilleuses conceptions ; mais bien dans la réalisation de la tâche que la Providence assigne. Hier, je rêvais de succès, de triomphes, de gloriole. Cette nuit, au spectacle de ton martyre si chrétiennement supporté, j’ai compris la vanité de ces sentiments, je me suis trouvé si petit devant la grandeur de ton sacrifice, j’ai constaté que mes ambitions étaient si mesquines devant la rançon d’une vie humaine que tu payais, avec une si admirable simplicité, des souffrances de ton corps débile. La lumière s’est faite en mon âme, j’ai vu clairement où se trouvait le vrai devoir. Devant le fils que tu venais de me donner, j’ai compris ce que signifiait la paternité et la famille, j’ai compris la sainteté de la tradition familiale et l’impérieux devoir qui m’incombait de ne pas m’y dérober.

— Vraiment, Étienne ?

— Je dois à mon père et je dois à mon fils d’être un nouveau chaînon à la grande chaîne familiale, et je promets de ne pas faillir a ce devoir.

— Mon fils, mon cher Étienne ! Laure, Ghislaine, venez apprendre la bonne nouvelle… Notre fils nous est définitivement rendu. L’œuvre de notre vie nous survivra, ma chère femme. Dieu peut me rappeler à lui, maintenant, je partirai avec la certitude que longtemps encore, mon vieux moulin produira du pain, sera un gage de vie, de bonheur et de joie pour mes semblables.

— Mais non, papa, il ne faut pas prononcer le mot de mort au milieu de notre joie, nous vous conserverons longtemps avec nous. Vieux pioupiou qui avez enfoncé