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L’IRIS BLEU

Trente. Ce ruisseau, maintenant à demi desséché, prenait sa source à l’entrée du village, où son niveau était à peu près égal au chemin Dans des temps très anciens, il avait dû être un torrent impétueux creusant sur son passage un profond ravin jusqu’à la rivière Salvail où il se jetait après avoir traversé les terres des Marin dans toute la longueur. Puis les précipices avaient provoqué de nombreux éboulis de terrain sablonneux que les eaux avaient immédiatement charroyés vers la rivière d’où ils étaient allés s’agglomérer en alluvion. Et les éboulis succédant aux éboulis, les bords de la ravine présentait maintenant une infinité d’accidents topographiques défiant toute description. Et puis, à chaque fonte des neiges, les eaux avaient graduellement recouvert ces côtes d’un terreau fertile que la plus éclatante verdure enveloppait aux premiers jours de l’été.

En arrière de la coulée des Trente, une lisière de deux arpents de profondeur à peu près, était plantée d’érables et depuis un temps immémorial, de père en fils, quand venaient les jours du printemps, les Marin venaient demander à ces fiers arbres de chez-nous leur provision de sucre et de sirop.

En arrière de la sucrerie une autre étendue de terrain défriché offrait aux yeux des visiteurs le morne spectacle de sillons noirs tandis que là-bas la verdure persistante des grands pins, des épinettes, des cèdres et des pruches leur présentait la réjouissance de leur éternelle jeunesse.

Les jeunes gens revivaient les souvenirs attachés à chaque coin, localisant chacun d’après les indications données dans le mémoire du vieil oncle, avec ce plaisir naïf qu’ont les écoliers, à leurs premières leçons de géographie, à trouver sur la carte les cités dont parlent les manuels.

Cette pièce de friche avait été déboisée par Pierre Marin, le grand ancêtre, telle autre par Pierre et Paul, ses fils, les héros de Laprairie, telle autre par François le vieux célibataire, qui avait eu la suprême consolation d’apprendre la nouvelle de la victoire de Carillon avant de mourir, c’est sous tel arbre qu’il venait prendre son dîner… Le premier pont sur la coulée avait été construit par le grand-père de l’oncle Pierre ; avant ce temps on avait toujours passé à gué. Et nos promeneurs avançaient remplis de ces souvenirs, revivant cette petite histoire qu’une âme pieuse et simple avait recueillie et furent tout surpris de se voir à l’orée du bois.

« Voici la pinière dont votre oncle était si orgueilleux » déclara emphatiquement Lambert. « Mesurez-moi ces pins, ils ont au moins vingt pieds de souche en moyenne. Monsieur Marin n’a jamais permis qu’on en abattit un seul et fallait voir comme il en avait soin, jamais il ne se passait un jour sans qu’il ne vint faire son tour par ici. Ces arbres sont les plus vieux du pays, on lui en a offert des prix fous, mais il n’a jamais voulu les vendre, il disait qu’ils faisaient partie de son trésor de souvenirs. À côté vous avez un bois plus mêlé, il y a du merisier, du tremble, de la pruche, du bouleau, quelques érables, des frênes, des chênes ; c’est encore du beau bois, mais on y a déjà fait chantier du temps que votre grand’tante Doré, à qui cette partie était échue, l’avait laissée entre les mains des étrangers. Sur l’autre lot, vous ne trouverez que de petites épinettes, du bouleau, des planes, enfin du bois de chauffage seulement. C’est la partie la moins intéressante. »

Sur les lots quatorze et quinze, il y a du beau bois dur, de l’orme, du noyer, du chêne, du merisier rouge et un peu partout, de beaux pins rouge et des cèdres énormes, c’est à peu près tout ce qui reste de cette sorte de bois dans le pays.

Le bois était silencieux, seuls quelques oiseaux de ces espèces qui nous restent l’hiver et n’émigrent jamais, la mésange à tête noire et sa sœur la mésange du Canada, les geais, quelques grives retardataires égayaient ces solitudes. Les écureuils se hâtaient de compléter leurs provisions d’hiver ; noix, faines, etc., qu’ils entassaient dans leurs gîtes creusés dans des troncs d’arbres : nids abandonnés de piverts, faisaient entendre par intervalles leurs sifflements aigus surpris de la présence de ces intrus envahissant leurs retraites paisibles.

Le nouveau maître et son ami après avoir tout bien examiné reprirent avec leur guide la route de la demeure, où un bon déjeuner les attendait.

« Savez-vous la grande nouvelle, s’écria la mère Lambert en les voyant arriver, Mlle Bérénice, la ménagère du Curé, vient de me dire que la guerre est finie !!!

— Comment ? la guerre terminée ! la paix enfin… Mon cher Yves, je crois que nous allons retourner au plus tôt à Montréal.

— Dans deux ou trois jours je serai prêt à partir. Je n’ai pas l’intention de m’installer définitivement au pays avant le printemps. En attendant mon retour Monsieur Lambert sera le maître ici. Nous avons d’ailleurs notre grand projet à mûrir ensemble. Déjeunons gaiement puisque cette horrible hécatombe est enfin terminée et que nous pouvons respirer en paix.

Le surlendemain, les deux jeunes gens re-