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L’IRIS BLEU

20 décembre 1915

Yves est maintenant sur la ligne de feu… Saura-t-il toujours se montrer digne de notre famille ? Je n’ai pas de crainte sur ce sujet, les ancêtres veillent sur lui et vont lui communiquer cette fièvre ardente qui a fait d’eux des héros. Paul et Pierre Marin morts à vingt et vingt-deux ans sous de Valrenne à Laprairie, Jean mort à Carillon après avoir eu la suprême consolation de voir la défaite d’Abercromby, Georges, Léon, Julien, frappés mortellement près de Montcalm sur les Plaines d’Abraham, Jean et Louis tombés en tirant leurs dernières cartouches à St-Antoine en 1837 ! Quand on a de tels ancêtres, on ne peut déchoir !…

Et c’était à chaque page des aperçus toujours nouveaux. Cet homme lui apparaissait de l’au-delà de la tombe, sous un jour jusqu’alors tout à fait inconnu. Comme il l’avait mal jugé ce vieillard qu’il avait quelquefois taxé d’égoïsme ! Plus il pénétrait dans sa vie intime plus il réalisait son injustice et la regrettait. Lorsque l’aube le surprit, il avait revécu les dix dernières années de la vie de son oncle.


CHAPITRE XIV


Depuis une semaine qu’il était de retour au village Yves ne s’était pas un seul jour départi de la ligne de conduite qu’il avait énoncée à Paul comme devant être la sienne. Il avait réellement été un industriel aride, un homme pratique ne vivant que par l’intelligence, ne laissant aucune emprise aux choses du cœur ; il affectait même une certaine misanthropie que n’avaient pu effacer l’amitié de Paul et de son épouse ainsi que la cordialité qui avait accueilli son retour.

Les mères ayant des filles à caser avaient bien tenté de l’attirer chez elles, mais les prétextes polis qu’il s’était chaque fois trouvés pour décliner les invitations commençaient à lasser les meilleures volontés.

Les premiers jours avaient été employés à parachever son installation, chose assez facile grâce à l’initiative de Paul qui, connaissant tous les goûts de son ami, y avait à peu près complètement pourvu.

Sous sa direction, l’ancien fumoir avait été converti en bureau et dans cette pièce spacieuse le pupitre en chêne doré avec chaise rotative, le dactylographe sur sa table à bascule, les deux meubles classeurs, la bibliothèque légale, les sept ou huit fauteuils en chêne rembourrés de cuir d’Espagne offraient un bon aspect de confort et de sérieux bien-être propre à captiver la clientèle.

Le grand salon avait été débarrassé de ses meubles antiques que l’on avait relégués au premier étage et Paul l’avait transformé en un immense fumoir-bibliothèque. C’est là que l’architecte avait fait installer les livres du jeune notaire et les rayons superposés garnissaient tous les pans de l’arrière-salon d’autrefois. Une table en acajou avec fauteuil de même bois en achevaient l’ameublement.

Le premier salon était maintenant converti en fumoir avec ses massifs chesterfields, sa lourde table de chêne fumé, un phonographe de la Maison Casavant, quelques bibelots, une tabagie complète et, suspendus aux murs, les portraits des ancêtres qui semblaient tout effrayés dans leurs cadres défraîchis de voir tant de luxe moderne envahir leur paisible vieille demeure.

Mais en dépit du modernisme de l’ameublement, de l’air quelque peu « garçonnière » que revêtait l’ancienne demeure, elle n’avait rien perdu de son ancienne solitude et de son calme paisible.

La toilette extérieure ne le cédait en rien à celle de l’intérieure ; une double couche de peinture avait redonné à cette maison presque centenaire un regain de jeunesse et de coquetterie.

Levé de très bonne heure, Yves faisait chaque matin une longue promenade dans la campagne. Quelquefois, il se dirigeait vers les bois respirant à pleins poumons l’air pur du matin. D’autre fois il montait la vieille jument de son oncle et partant à la guise de sa respectable monture, il chevauchait de longues heures à travers la campagne. C’était son sport favori, la grande joie de sa petite enfance alors qu’il venait passer les vacances chez Pierre Marin et qu’il l’accompagnait ainsi à cheval dans ses longues excursions à travers champs et bois.

Rentré vers huit heures, il était tout surpris de se sentir une faim de loup, au grand contentement de la mère Lambert qui en le voyant mordre à belles dents à ses crêpes au sirop d’érable ou à ses omelettes au jambon s’écriait avec une larme à l’œil : « C’est si bien comme son défunt oncle ! »

Toutefois, en dépit de l’ameublement somptueux du bureau et de la belle enseigne de cuivre poli ; « Yves Marin, Notaire », qui depuis le lendemain de son arrivée brillait à sa porte, la clientèle se faisait terriblement attendre et Yves comptait avec impatience les jours où il lui serait permis de faire sa première minute. Pour occuper ses moments, il travaillait à mettre ordre à ses notes sur