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L’IRIS BLEU

lettres de ses libraires. Il paraît que son ouvrage s’enlève rapidement. La Maison Déom en a vendu une trentaine d’exemplaires, samedi. Au « Devoir », où l’ouvrage a été imprimé, les commandes affluent. Serait-il sur le chemin de la gloire, ce bon Curé ; mais alors, et son sermon d’hier sur la modestie ! Pauvre Curé, il serait lui-même le premier embarrassé s’il devenait célèbre !

Autre événement important il paraît qu’Il est de retour. Notre nouveau grand homme vient de Le rencontrer à sa descente du train, si joyeux de revenir, paraît-il, qu’on aurait cru à le voir, qu’il revenait des prisons d’Allemagne. Inutile de dire qu’il a lu le nouveau volume, qu’il en a été charmé et qu’il n’a pas fait défaut d’en faire l’éloge à son auteur.

Tout de même cela me fait quelque chose de Le savoir de retour. Nous allons recommencer notre bonne petite guerre, cela brisera la monotonie. Demain, j’irai voir mes iris bleus, ils doivent être épanouis. Mais comment vais-je parvenir à les cueillir ? Je ne puis m’adresser au Curé, un homme célèbre ! Dieu que c’est embêtant !

6 juillet 1920.

Je viens d’être méchante et impolie, et Dieu sait cependant que ce fut bien involontairement ; mais aussi pourquoi se donner en tordant, que malgré toute ma bonne volonté, tel spectacle ? C’était si drôle, si risible, si je n’ai pu me défendre d’un ridicule éclat de rire… A-t-il entendu ? Ce pauvre jeune homme, comme il doit me détester alors !

Ce matin, j’étais sortie de très bonne heure à la recherche de quelques fleurs de sumac, ce que nos gens appellent l’herbe à puce, et qui est un poison violent s’il faut en croire ceux qui s’y sont frottés. En apprenant ma décision, Victoire s’est tout d’abord récriée : « Mais ce Docteur est fou, ma grande foi du bon Dieu, de vous laisser faire de pareilles embardées ! De l’herbe à puce, ma pauvre Demoiselle, vous allez revenir le corps tout couvert de boutons ! etc. »

Bref, pour calmer les anxiétés maternelles de cette brave femme, j’avais consenti à apporter des gants de cuir, et comme je lui demandais où j’en pourrais trouver, elle m’a répondu avec sa bonhomie grognarde : « De l’herbe à puce, Mademoiselle, mais c’est commun ici comme Barabbas dans la Passion ; tenez, allez dans le bois d’abattis sur le chemin d’en bas de Salvail, vous en trouverez tant et plus ! » Mais c’était tout près de mes iris, alors. Je pars donc joyeusement et j’étais en train de faire une ample provision de ces fleurs gracieuses et délicates, si jolies même que l’on serait à cent lieues de les croire aussi novices, lorsque je vois arriver un cavalier sur la route, et ce cavalier je le reconnais immédiatement : c’était Lui, mon adversaire, le dernier représentant de la noble et vieille famille des Marin.

Jusque là rien d’anormal ; mais ce pauvre garçon qui d’habitude montait une rossinante à garantir contre tout accident, avait eu la malencontreuse idée de changer sa monture et se pavanait aujourd’hui sur un beau et fringant cheval noir plus habitué à la voiture de plaisance qu’à la selle.

Notre héros, fumant son éternelle cigarette regardait dans le vague. Tout à coup, la monture, insultée d’un coup de cravache que lui avait infligé sans raison son cavalier, fait un mouvement brusque et fait rouler son homme par terre, cependant que tournant bride, elle reprend au galop le chemin de la maison. De ma cachette où j’avais été le témoin impuissant de la catastrophe, je poussai un cri de terreur et allais m’empresser d’accourir au secours de l’écuyer malheureux quand le voyant se relever maugréant, je crus préférable de ne pas révéler ma présence.

Oh ! alors, si vous aviez été témoin comme moi de son air ahuri ! Sa monture étant disparue comme par enchantement, il restait là, stupéfait, troublé, surpris, estomaqué. Il regarda d’abord devant lui, sur la route, pas de cheval ; et lorsqu’il eut enfin la pensée de regarder en arrière, il y avait beau temps que son Bucéphale avait tourné le coin de la route. Alors, sa pauvre figure prit une expression si comiquement terrifiée que je ne pus retenir un fort éclat de rire, que d’ailleurs je regrettai amèrement ; mais que faire, ce qui est fait est, il n’y a plus à y revenir.

Comme réveillé soudain d’un mauvais songe, il résolut de continuer à pied sa promenade si pompeusement inaugurée. Il coupa à travers champs et passa à quelques pas de moi. M’a-t-il vue ? A-t-il entendu mon rire fou ? Oh ! alors comme il doit me détester…

Tout de même, je réalise que j’ai manqué de charité, j’aurais dû lui porter secours dans sa chute, il a pu se blesser sans le réaliser immédiatement. J’aurais dû ne pas le laisser revenir seul, pourquoi ne me suis-je pas offerte pour l’accompagner à son retour. Une chute c’est si dangereux ; cousin Jean disait l’autre jour que souvent à la suite d’un choc ou d’une chute, un vaisseau interne se brise sans que l’on n’en éprouve sur le coup le moindre malaise ; mais quelques instants plus tard, la mort arrive foudroyante. Au lieu de le secourir charitablement, j’ai ri bêtement ; s’il m’a entendue, il a dû en souffrir… Mon