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XX
PRÉFACE.


que négligé, mais assez négligé pour qu’on ne se sentît pas pris dans un filet en apparence si lâche, et vous vous figurerez les ravages que dut faire ce doute, plus semblable à une volupté de l’esprit qu’à une opinion. »

Ce parfait équilibre entre toutes les opinions que Bayle s’applique à maintenir n’est peut-être pas aussi dangereux qu’il le paraît au premier abord. Douter ainsi, c’est douter en connaissance de cause. Bayle raille bien plus l’incrédulité frivole que la foi aveugle ; sa plaisanterie est presque toujours spirituelle et amusante. À ce propos, Voltaire l’accuse de s’abandonner quelquefois à une familiarité qui tombe souvent dans la bassesse ; on lui a même reproché d’avoir semé dans son dictionnaire les gravelures les plus cyniques ; c’est à ce sujet que Voltaire a dit encore :

Le matin rigoriste, et le soir libertin,
L’écrivain qui d’Éphèse excusa la matrone,
      Renchérit tantôt sur Pétrone,
      Et tantôt sur saint Augustin.

Un critique applaudit à ces vers en ajoutant : « Bayle a bien plus souvent le langage de l’auteur du Satyricon que celui de l’auteur de la Cité de Dieu. » Cependant, et c’est Basnage qui nous l’apprend, « Bayle avait des mœurs si pures, qu’il évitait même jusqu’aux occasions de tentation, et, à part un soupçon, vraisemblablement peu fondé, au sujet de ses relations avec madame Jurieu, ses ennemis les plus éveillés ne purent jamais trouver à mordre sur sa conduite. » Il est vrai que Basnage ajoute : « Il y a eu plusieurs exemples de ce libertinage d’imagination avec des mœurs honnêtes ; mais l’auteur qui s’abandonne à ces impuretés d’expressions n’en est pas moins dangereux et blâmable. » Il y a des réserves à faire ici, et nous ne saurions souscrire, sans établir une distinction, à un si grave reproche, auquel, du reste, Bayle se montrait très-sensible : certainement, l’écrivain qui, sans nécessité, de gaieté de cœur et de parti pris, introduit des obscénités dans son livre comme surcroît d’intérêt pour certains lecteurs, est justiciable de tous les gens de goût. Heureusement, il n’en est pas ainsi de Bayle, et l’on ne saurait, sans injustice, l’accuser d’avoir cherché à égayer la sécheresse de certains articles par des gravelures destinées à leur servir de passe-port auprès de ceux qui cherchent moins à s’éclairer qu’à se divertir. Ceux qui se livrent à ces accusations ne connaissent pas les difficultés d’un travail encyclopédique rédigé par un homme consciencieux qui veut remplir sa tâche jusqu’au bout. Les critiques qui ont adressé à Bayle ce reproche de licence et qui l’ont formulé si âprement ont évidemment dépassé le but ; nous parlons de ces critiques de l’école d’Arsinoé :

Elle fait des tableaux couvrir les nudités,
Mais elle a de l’amour pour les réalités ;

de ces critiques qui poussent les hauts cris au nom de la morale pour une expression hasardée, et qui jettent un voile discret sur les turpitudes complaisamment étalées dans les élucubrations des casuistes, sous prétexte de théologie et de cas de conscience. Il y a certains articles qui, par leur nature même, appellent la liberté, nous dirions volontiers la crudité de l’expression, sous peine, pour l’écrivain, de rester obscur et inintelligible ; dans une foule de cas, il faudrait briser sa plume, si l’on devait abriter un détail nécessaire derrière la pruderie ou plutôt derrière l’hypocrisie des termes. Tant pis pour les lecteurs frivoles qui cherchent un aliment malsain à leur curiosité dans l’austère mais libre langage de la science ; tant pis pour ceux qui s’imaginent qu’un livre grave et sérieux, écrit en dehors des préoccupations d’une pudeur intempestive, doit être rédigé de manière à former le cœur et l’esprit des pensionnaires du Sacré-Cœur. La science a ses privilèges, ses immunités, dont il serait puéril et ridicule de vouloir la dépouiller, et nous, qui passons à notre tour par le rude chemin que Bayle a si courageusement suivi, nous sommes presque tenté de lui reprocher d’avoir, dans la préface de sa première édition, excusé les hardiesses de son style, sans songer à s’attribuer le bénéfice des circonstances atténuantes : « Toute l’affaire, dit-il, se réduit à ces deux points : 1o si, parce que je n’ai pas assez voilé sous des périphrases ambiguës les faits impurs que l’histoire m’a fournis, j’ai mérité quelque blâme ; 2o si, parce que je n’ai point supprimé entièrement ces sortes de faits, j’ai mérité quelque censure. La première de ces deux questions n’est, à proprement parler, que du ressort des grammairiens : les mœurs n’y ont aucun intérêt ; le tribunal du préteur ou de l’intendant de la police n’a que faire là : Nihil hœc ad edictum prœtoris. Les moralistes ou les casuistes n’y ont rien à voir non plus : toute l’action qu’on pourrait permettre contre moi, serait une action d’impolitesse de style, sur quoi je demanderais d’être renvoyé à l’Académie française, le juge naturel et compétent de ces sortes de procès ; et je suis bien sûr qu’elle ne me condamnerait pas, car elle se condamnerait elle-même, puisque tous les termes dont je me suis servi se trouvent dans son dictionnaire sans aucune note de déshonneur. »

Bayle n’avait pas besoin de recourir à de tels subterfuges pour se disculper ; son excuse, son droit était tout entier dans la nature des sujets qu’il traitait. Et d’ici nous entendons quelques lecteurs nous accuser de partialité et nous dire : On voit trop que vous êtes juge dans votre propre cause. Notre réponse sera facile : C’est parce que nous connaissons, par expérience, des difficultés et surtout les nécessités que présentent ces sortes d’entreprises, que nous n’hésitons pas à nous ranger du parti de Bayle contre ses détracteurs, dont les critiques prennent trop souvent leur source dans l’hypocrisie.