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XXI
PRÉFACE.

Comme nous l’avons montré, Bayle s’attira tout à la fois les colères des protestants et des catholiques. Au commencement de 1698, le consistoire de Rotterdam anathématisa le Dictionnaire historique et critique, dans lequel il signalait : 1° les obscénités qui sont répandues à pleines mains dans ce dictionnaire ; 2° la satire injuste qu’il fait de toutes les actions du roi David ; 3° les raisons qu’il fournit au manichéisme et au pyrrhonisme, ces hérésies dont l’une est la destruction de la Providence, et l’autre l’extinction de toutes les religions ; 4° les louanges outrées qu’il donne aux athées et aux épicuriens, affaiblissant partout la nécessité de croire un Dieu, une providence et même une vie à venir, par rapport à l’avantage de la société civile et à la réformation des mœurs ; 5° les allusions indignes qu’il fait à plusieurs expressions de l’Écriture sainte, en parlant de choses obscènes ; 6° l’affectation marquée de donner un air de supériorité à toutes les objections des impies et des hérétiques sur les raisons de ceux qui les ont réfutées.

Les catholiques ne fulminèrent pas avec moins de violence contre l’ouvrage de Bayle, que le jésuite Le Fèvre appelait Dictionnaire historique et romanesque, critique et anti-chrétien. Chargé de faire un rapport pour savoir si l’on pouvait autoriser l’entrée du Dictionnaire critique en France, l’abbé Renaudot se prononça nettement pour l’exclusion, et il en donnait pour raison qu’on ne trouve dans cet ouvrage aucun système de religion, que l’auteur n’y cite les Pères que pour les tourner en ridicule, qu’il établit partout le paganisme et le pyrrhonisme, et qu’il fait partout, des ministres calvinistes, des éloges pleins de fausseté.

Bayle, qui avait voulu penser par lui-même, sans accepter le patronage d’aucune secte, d’aucun parti, payait ainsi de mille persécutions la fière indépendance de son esprit. Mais des suffrages flatteurs venaient parfois le consoler des haines qu’il soulevait autour de lui. Il apprit un jour, et il en éprouva un vif sentiment de joie, que Boileau jugeait très-favorablement son travail : « On m’écrit, dit-il avec une sincérité modeste, que M. Despréaux goûte mon ouvrage. J’en suis surpris et flatté. Mon dictionnaire me paraît, à son égard, un vrai voyage de caravane, où l’on fait vingt ou trente lieues sans rencontrer un arbre fruitier ou une fontaine. » Leibnitz, de son côté, trouvait merveilleux le Dictionnaire critique, et il nous semble avoir nettement apprécié Bayle dans ces quelques mots : « Il passait aisément du bleu au noir, non pas dans une mauvaise intention ou contre sa conscience, mais parce qu’il n’y avait encore rien d’arrêté dans son esprit sur la question dont il s’agissait. Il s’accommodait de ce qui lui convenait pour faire voir la faiblesse de notre raison. » M. de Maistre lui-même lui rend assez bien justice : « Bayle, le père de l’incrédulité moderne, ne ressemble point à ses successeurs. Dans ses écarts les plus condamnables, on ne lui trouve point une grande envie de persuader, encore moins le ton de l’irritation ou de l’esprit de parti ; il nie moins qu’il ne doute, il dit le pour et le contre ; souvent même il est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise. »

La bonne foi de l’illustre philosophe nous paraît donc hors de doute. Au fond, c’est un incertain plutôt qu’un sceptique. « Dans tout ce qu’il dit sur les difficultés qui entourent les questions de Dieu, de la création, de la providence, du mal, de l’immortalité, de la liberté, et de la réalité du monde extérieur, il cherche plutôt à multiplier qu’à lever nos doutes, lors même qu’au fond il a une conviction arrêtée, comme sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’être pensant. Convaincu que, si la raison est assez forte pour faire reconnaître l’erreur, elle est trop faible pour trouver la vérité, il semble vouloir, sur toutes les matières, nous faire entrer en défiance de toutes nos lumières. Quelquefois, heureusement, c’est pour nous renvoyer à la source de toute science. » (Fréd. Godefroy.) Comme Arcésilas, le fondateur de la nouvelle Académie, qui, « fort opposé aux dogmatiques, n’affirmait rien, doutait de tout, discourait du pour et du contre et suspendait son jugement, » Bayle se plaît surtout à chercher le côté faible de chaque système pour le battre en brèche ; il cherche à prouver que, dans toutes les écoles et dans toutes les sectes, l’absurdité et la contradiction usurpent le nom et l’autorité de la vérité. Voilà pourquoi Voltaire, qui l’a jugé si sévèrement comme écrivain, le défend si chaudement comme philosophe :

J’abandonne Platon, je rejette Épicure.
Bayle en sait plus qu’eux tous ; je vais le consulter :
La balance à la main, Bayle enseigne à douter ;
Assez sage, assez grand pour être sans système,
Il les a tous détruits et se combat lui-même ;
Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins,
Qui tomba sous les murs abattus par ses mains.

La comparaison est frappante de justesse, si l’on n’envisage que le résultat ; mais il faut bien reconnaître que Bayle cédait à un mobile plus élevé que ne le faisait l’Hercule hébreu. Il est vrai que l’arme redoutable qu’il maniait si habilement pouvait se retourner contre lui ; mais qu’importait à Bayle, puisque le but qu’il poursuivait était le doute ? Il ne se fait pas un instant illusion là-dessus. Écoutons-le : « On peut comparer la philosophie à ces poudres si corrosives qu’après avoir consumé les chairs mortes d’une plaie, elles rongeraient la chair vive, carieraient les os et perceraient jusqu’aux moelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs ; mais si on ne l’arrête point là, elle attaque les vérités, et, quand on la laisse faire à sa fantaisie,