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XXVIII
PRÉFACE.

Diderot, qui s’était brouillé avec Rousseau pour bien moins, et on ne concevrait pas ce qu’ajoute madame de Vandeul elle-même : « Cet événement ne diminua pas l’estime de mon père pour M. d’Alembert. » Le collaborateur de Diderot a donné trop de marques éclatantes de son désintéressement, pour que l’on puisse supposer qu’il aurait trahi son meilleur ami et vendu son honneur pour quelques écus.

Mais revenons à Diderot, auquel on conseillait un exil volontaire. Un motif de probité le retenait aussi ; il ne voulait pas compromettre les intérêts de Le Breton, imprimeur de l’Encyclopédie, que son départ eût ruiné. Il allait en être bien mal récompensé. Un jour, feuilletant un des volumes imprimés, il reconnut une falsification, puis deux, puis trois, et s’assura finalement que toute sa besogne avait été dépecée, mutilée, rognée, recousue, refaite par une main indigne. Ce même imprimeur, pour lequel il exposait sa liberté et peut-être sa vie, le trahissait indignement. Effrayé de la hardiesse toujours croissante des articles, épouvanté du bruit et des menaces, il avait fait clandestinement altérer les épreuves après le bon à tirer, sans prévenir de rien le directeur de l’Encyclopédie. Diderot lui écrivit une longue et véhémente lettre, dans laquelle il exhalait la colère et l’indignation que lui avait fait éprouver un si inqualifiable procédé : …………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite : vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées et d’en recueillir quelque considération, qu’ils ont bien méritée et dont votre injustice et votre ingratitude les auront privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition et que, voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt et autres, tous si respectables et si peu respectés par vous, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage et que c’est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés, élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point ; les journalistes et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public, n’est qu’un ramas d’insipides rognures. Une petite partie de votre édition se distribuera lentement, et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne vous y trompez pas : le dommage ne sera pas en exacte proportion avec les suppressions que vous vous êtes permises : quelque importantes et considérables qu’elles soient, il sera infiniment plus grand qu’elles. Peut-être alors serai-je forcé moi-même d’écarter le soupçon d’avoir connivé à cet indigne procédé, et je n’y manquerai pas. Alors on apprendra une atrocité dont il n’y a pas d’exemple depuis l’origine de la librairie. En effet, a-t-on jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement mutilés, tronqués, hachés, déshonorés par un imprimeur ? On n’ignorera pas que vous avez manqué avec moi à tout égard, à toute honnêteté et à toute promesse. À votre ruine et à celle de vos associés, que l’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques, et des fâcheux conseils des barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d’empêcher le mal ; on n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s’il tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et de l’indignation du public, auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi…………

« J’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé et devant ma femme, mon enfant et mon domestique. Vous m’aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas ; mais, en revanche, vous risquez d’en être sévèrement puni ; vous avez oublié que ce n’est pas aux choses courantes et communes que vous deviez vos premiers succès ; qu’il n’y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d’histoire, de géographie, de mathématiques et même d’arts ; et que ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur : c’est votre affaire. Vous en étiez à savoir combien il est rare de commettre impunément une vilaine action ; vous l’apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me connais : dans cet instant, mais pas plus tôt, le ressentiment de l’injure et de la trahison que vous m’avez faite sortira de mon cœur, et j’aurai la bêtise de m’affliger d’une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur vous.