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Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 1, part. 1, A-Am.djvu/29

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XXIX
PRÉFACE.

Puissé-je être un mauvais prophète ! mais je ne le crois pas : il n’y aura que du plus ou du moins ; et, avec la nuée de malveillants dont nous sommes entourés et qui nous observent, le plus est tout autrement vraisemblable que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me répondre ; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.

« Voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce ! Un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment ; je parle de votre boucher, de celui à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée, nous viennent du principal propriétaire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice et laisser à d’autres les entreprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos intérêts que vous ; elle sait mieux ce que nous devons au public ; elle n’eût jamais fait comme vous.

« Adieu, monsieur Le Breton : c’est à un an d’ici que je vous attends, lorsque vos travailleurs connaîtront par eux-mêmes la digne reconnaissance qu’ils ont obtenue de vous. On serait persuadé que votre cognée ne serait tombée que sur moi, que cela suffirait pour vous nuire infiniment ; mais, Dieu merci ! elle n’a épargné personne. Comme le baron d’Holbach vous enverrait paître, vous et vos planches, si je lui disais un mot ! Je finis tout à l’heure, et en voilà beaucoup ; mais c’est pour n’y revenir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous ; il faut qu’on voie, quand il en sera temps, que j’ai senti comme je devais votre odieux procédé, et que j’en ai prévu toutes les suites. Jusqu’à ce moment vous n’entendrez plus parler de moi ; j’irai chez vous sans vous apercevoir ; vous m’obligerez de ne me pas apercevoir davantage. Je désire que tout ait l’issue heureuse et paisible dont vous vous bercez, je ne m’y opposerai d’aucune manière ; mais si, par malheur pour vous, je suis dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt faite. Je n’aurai qu’à raconter nûment et simplement les faits comme ils se sont passés, à prendre du moment où, de votre autorité privée et dans le secret de votre petit comité gothique, vous fîtes main-basse sur l’article Intendant, et sur quelques autres dont j’ai les épreuves.

Je fais si peu de cas de mon exemplaire, que, sans une infinité de notes marginales dont il est chargé, je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de votre boutique. Encore s’il était possible d’obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés ! La demande est juste, mais je ne la fais pas. Quand on a été capable d’abuser de la confiance au point où vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout. C’est mon bien pourtant, c’est le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le donne pas, mais vous, vous le retiendrez, quelque serment que je fasse de ne l’employer à aucun usage qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n’insiste pas sur cette restitution, qui est de droit : je n’attends rien de juste ni d’honnête de vous.

« P. S. — Vous exigez que j’aille chez vous, comme auparavant, revoir les épreuves ; votre associé le demande aussi. Vous ne savez pas ce que vous voulez ni l’un ni l’autre ; vous ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de ma part : je suis blessé pour jusqu’au tombeau. J’oubliais de vous avertir que je vais rendre la parole à ceux à qui j’avais demandé et qui m’avaient promis des secours, et restituer à d’autres les articles qu’ils m’avaient déjà fournis, et que je ne veux pas livrer à votre despotisme. C’est assez des tracasseries auxquelles je serai bientôt exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré. Allez demander à votre associé ce qu’il pense de votre position et de la mienne, et vous verrez ce qu’il vous en dira. »

(Celui qui trace ici ces lignes savait par cœur cette triste odyssée du grand encyclopédiste ; aussi n’a-t-il hasardé le premier pas dans cette périlleuse carrière qu’après s’être prémuni à l’avance contre toutes les vicissitudes qui peuvent surgir sur sa route. Mais, ces précautions prises, il n’a pas hésité à assumer sur sa tête la plus lourde responsabilité qu’éditeur ait jamais affrontée, et cela avec la seule ambition de remplir ce qu’il appelle son devoir, et de faire ici-bas le peu de bien auquel doit aspirer une conscience honnête et convaincue. Au reste, que les souscripteurs du Grand Dictionnaire se rassurent, ils n’ont pas à craindre de pareilles profanations. L’auteur a prudemment jugé à propos d’être son propre imprimeur. Les caractères sont sa propriété ; l’atelier lui appartient ; il fait lui-même, chaque semaine, la banque à ses ouvriers typographes, et quand il a parafé le bon à tirer, personne n’oserait, nous ne disons pas mutiler un passage, mais transposer une virgule.)

Eh bien ! croirait-on qu’il s’est trouvé des écrivains chez lesquels l’esprit de parti a oblitéré le sens moral, au point de leur faire absoudre complètement le libraire falsificateur ! On lit cette ligne dans la Biographie Michaud : « Qui était le plus blâmable ici, de Diderot ou de l’imprimeur ? »

On parvint néanmoins à calmer Diderot ; mais son âme resta abreuvée de dégoûts. Toutefois, il parut oublier tous ses légitimes griefs : le ressentiment ne pouvait pousser de profondes racines dans cette nature généreuse, et les allusions qu’il faisait à ce douloureux souvenir se déguisaient toujours sous un trait où se mêlait la mélancolie. C’est ainsi qu’un jour, se trouvant chez Panckoucke, le célèbre imprimeur de l’Encyclopédie méthodique, qui souffrait d’un rhumatisme, il l’aida à passer son habit, et comme Panckoucke s’excusait de voir l’illustre philosophe lui servir de valet de chambre : « Laissez, laissez, fit Diderot ; vous n’êtes pas le premier libraire que j’habille. »