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Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 13, part. 2, Pubi-Rece.djvu/165

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de nos origines nationales l’objet de ses études de prédilection ; il composa même un Commentaire de Grégoire de Tours, resté inédit. En même temps, il entama l’étude des mathématiques, auxquelles l’initia un professeur qui, nous dit-il, « adorait à la fois les contes de fées et le calcul intégral », M. Chachuat. Parmi les lectures qu’il entassait alors et qui enflammaient déjà son imagination, c’est celle d’Atala et René qui détermina sa vocation littéraire en le jetant dans une sorte d’enthousiasme poétique permanent.

Reçu comme admissible aux examens de l’École polytechnique et n’ayant encore que dix-sept ans, il abandonna, avec le consentement de son père, les études scientifiques et revint à Certines, au sein de cette nature sauvage qui, dans son enfance, lui avait déjà inspiré un si vif amour. Mais, tandis qu’il s’abandonnait à ses rêves, à ses lectures et à ses promenades, son père, impatient de lui voir choisir un état, l’emmena à Paris pour le faire entrer à l’École polytechnique. Le jeune homme se refusa énergiquement à suivre une carrière qui l’obligerait à servir le drapeau blanc, et son père finit par consentir à lui laisser étudier le droit. Il y apporta le même zèle de travail qu’il avait déjà montré en d’autres études. Un peu après, on lui fit interrompre ses cours pour le placer chez un banquier ; mais il avait l’imagination trop rêveuse et l’humeur trop indépendante pour se plaire dans cette position nouvelle ; il la quitta et reprit l’étude du droit. Là même, esprit généralisateur et poëte, il s’attachait aux grandes vues d’ensemble, aux considérations philosophiques bien plutôt qu’à l’étude technique des détails. Néanmoins, grâce à l’effort qu’il fit sur lui-même, grâce aussi à son étonnante facilité, il se tira sans encombre de ses trois premiers examens. Il composa même un ouvrage, resté inédit, sur l’interprétation historique et philosophique des lois. Si ces graves études étaient publiées, dit M. Saint-René Taillandier, « elles montreraient bien quelle préparation laborieuse a précédé chez lui les mystiques ivresses de l’imagination. »

Dans un dernier hiver qu’il passa au foyer domestique à Certines, tout en traçant le plan de plusieurs grands poèmes, il aborda sans autres ressources que celles d’une imagination juvénile la philosophie de l’histoire. Il entreprit une Histoire de la conscience humaine et de la personnalité morale, puis une étude considérable sur les Institutions politiques dans leurs rapports avec la religion, où les principales époques de la civilisation chrétienne étaient personnifiées soit par un saint, soit par un monument. Tous ces travaux sont restés inédits. Enfin le nom de Herder et le sujet de son livre, Idées sur la philosophie de l’histoire, fixèrent l’attention du jeune historien philosophe ; il songea à le lire, c’est-à-dire à le traduire. Il fallut apprendre l’allemand. Cette grande entreprise faillit être gravement déconcertée par un voyage en Amérique. Déjà le jeune homme était en Angleterre, où il comptait se familiariser par avance avec la langue et les mœurs anglo-saxonnes ; il y rencontra sur son chemin le volume de Herder traduit en anglais, qui lui fit oublier son départ. Au bout d’un an, toutefois, il allait s’embarquer sur un paquebot transatlantique, quand une lettre de sa mère le rappela au chevet de sa sœur mourante. Il revint, elle guérit, mais le voyage d’Amérique n’eut pas lieu. Quinet s’en consola en publiant une œuvre de ses vingt ans : les Tablettes du Juif errant (1823), fantaisie satirique, première, et vive critique des systèmes philosophiques et littéraires du temps, qu’il accusait de ne savoir faire autre chose que « redorer de vieilles superstitions et de vieilles chaînes. » Les Tablettes du Juif errant ont été réimprimées depuis à la suite d’Ahasvérus. Peu à peu la traduction des Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité de Herder, faite d’abord sur l’anglais, puis sur le texte original, fut menée à bonne fin et put paraître en 1825 (3 vol. in-8o) avec une introduction où ce penseur de vingt-deux ans examinait, discutait et jugeait les plus grandes théories sur l’histoire de l’humanité. Le patriarche de la littérature allemande, Goethe, daigna rendre compte de la traduction des Idées sur la philosophie de Herder et recommanda l’introduction qui la précède. En France, le succès ne fut pas moindre. Edgar Quinet, qui jusqu’alors avait eu pour unique protecteur le vaudevilliste Bayard, osa aller offrir un exemplaire de son travail à M. Cousin. Le philosophe le reçut à la manière antique, étendu sur son lit, mais avec une grande bienveillance. Ayant lu le livre du jeune écrivain, il s’écria : « Mais, c’est le début d’un grand écrivain ! » C’est chez Cousin qu’Edgar Quinet rencontra Michelet, qui venait présenter au maître son travail sur Vico ; et c’est de là que date la constante amitié de ces deux hommes qui, en dépit de toutes les divergences d’idées, ont donné à notre temps le modèle d’un demi-siècle d’étroite et indissoluble affection.

Edgar Quinet ne resta pas longtemps à Paris pour jouir de son premier succès. En 1827, on le retrouve en Allemagne, étudiant la philologie, se liant avec les hommes les plus célèbres de l’université d’Heidelberg : avec Niebuhr, Schlegel, Tieck, Goerres, Uhland, Daub, et surtout avec le professeur Frédéric Creutzer, qui l’initiait au symbolisme religieux de l’antiquité. Tout en s’enivrant ainsi de la science et de la poésie allemandes, il complétait sa pieuse étude sur son premier maître par la publication de son Essai sur les œuvres de Herder, C’est également de cette époque (1828) que date un petit opuscule, De l’origine des dieux, qui contient le germe du Génie des religions, et l’élaboration d’un ouvrage sur le Génie des races germaniques, auquel l’auteur a longtemps travaillé sans y mettre la dernière main, et dont il a utilisé les matériaux dans l’Histoire de la poésie et dans Allemagne et Italie. Cette même année, Quinet écrivit au chef du cabinet, M. de Martignac, pour lui demander d’adjoindre à l’armée, envoyée en Morée au secours des Grecs, une expédition scientifique sur le plan de celle d’Égypte. Cette idée ayant été adoptée, il fut élu par l’Institut membre de la commission scientifique de Morée et il partit, malgré les instances de Cousin, qui voulait le retenir. Quinet visita la Grèce en un moment unique. La peste et la guerre dévastaient encore la vieille Hellade ; mais on assistait en même temps à un sublime spectacle, à la résurrection d’un peuple. La relation de ce voyage parut sous le titre suivant : De la Grèce moderne et de ses rapports avec l’antiquité (1830, in-8o).

À son retour de Grèce, le jeune voyageur éprouva une indicible joie. Du plus loin qu’il aperçut les côtes de France, il reconnut le drapeau tricolore replanté sur le sol par la révolution de Juillet. Quinet ne se borna pas à exhaler son enthousiasme politique en œuvres de poésie et de littérature. Par plusieurs brochures : De la philosophie dans ses rapports avec l’histoire politique, l’Allemagne et la révolution, Système politique de l’Allemagne, Avertissement à la monarchie de 1830, il se jette dans le mouvement contemporain, s’élançant même bien loin au delà, car déjà il affirme ses opinions républicaines ; dix-sept ans à l’avance, il marque et décrit la décadence et la chute du système bourgeois adopté par Louis-Philippe, prédit l’avénement prochain de la démocratie ; mais en même temps il publie nombre de travaux purement littéraires et scientifiques, principalement dans la Revue des Deux-Mondes, où parurent : De la révolution et de la philosophie, De l’épopée des Bohèmes, Du génie des traditions épiques de l’Allemagne du Nord, De l’art en Allemagne, etc. ; il s’enfonce dans les bibliothèques, y retrouve les Épopées inédites du XIIe siècle et appelle le ministère à son aide pour reculer de trois siècles l’horizon de notre histoire littéraire. Mal secondé par le ministère et par les savants officiels, il remet à plus tard l’achèvement de ses fouilles littéraires, content d’avoir ouvert une voie où ses contradicteurs mêmes devaient entrer. Il trouva pourtant des défenseurs aussi ardents que ses ennemis : au premier rang, Michelet, Charles Magnin, Jules Janin et Lamennais, qui lui ouvrit les colonnes de l’Avenir, où il publia son rapport. Depuis lors, la découverte d’Edgar Quinet a reçu une éclatante consécration par l’impression des poëmes manuscrits de la Bibliothèque nationale, sans que nul témoignage public autre que ceux de M. Henri Martin et de M. Saint-René Taillandier, dans la Revue des Deux-Mondes, en ait attribué l’honneur et le premier mérite à celui qui avait précédé dans cette voie tous les autres, même le docte et ingénieux Fauriel.

Vers la même époque (juin 1831), M. Quinet publia sous ce titre : De l’avenir des religions, un remarquable article de quelques pages, provoqué sans doute par les nouveautés religieuses qui occupaient la France à cette époque, où il trace à larges traits le plan d’une Histoire générale des religions, et conclut à l’anéantissement des vieux dogmes ou plutôt à leur fusion dans une religion humanitaire du droit et de la liberté.

Durant son séjour à Paris, après la révolution de 1830, Quinet acheva de se former dans l’intimité des Ballanche, des Ampère, des Fauriel, des Magnin et dans le salon de Mme Récamier, où il connut tout ce qu’il y avait alors en France de plus illustre. Après la mort de son père, de 1832 à 1833 il fit un voyage en Italie. C’est là qu’en étudiant les monuments, les hommes, les mœurs, la religion et les révolutions, à Venise, à Florence, à Rome, à Naples, il finit Ahasvérus. On sait que ce grand poème allégorique en prose n’est point, quoiqu’on l’ait dit, un chant de désespoir, mais au contraire un chant de rénovation. On y trouve l’exacte expression d’une maladie que l’auteur nomme « le mal de l’attente. » Ahasvérus errant, c’est « l’esprit enfiévré qui cherche à travers l’ombre le soleil qui va venir », c’est « l’humanité sourdement travaillée dans ses entrailles comme si elle allait enfanter un Dieu. » Le poëme d’Ahasvérus (1833, in-8o), dont nous avons parlé dans un article spécial, remua profondément les esprits sérieux. Cependant ce genre de poésie nuageuse et mystique n’eut pas un succès général. Beaucoup tournèrent en ridicule la prétention de l’auteur d’avoir écrit « l’histoire du monde, de Dieu dans le monde et enfin du doute dans le monde » ; la plupart avouèrent qu’en tout cas il eût fallu l’écrire plus clairement pour être goûté en France.

D’innombrables articles, publiés pendant le règne de Louis-Philippe dans les revues, dans les journaux et en brochures, attestent l’activité infatigable de l’esprit de Quinet et la part qu’il prit à toutes les luttes de sa patrie. Une pensée principale traverse et pénètre toutes ces œuvres passagères, dont quelques-unes ont été recueillies dans le début du livre Allemagne et Italie ; c’est la conviction que l’esprit moderne a besoin d’unir et de concentrer toutes ses forces pour sortir définitivement du moyen âge, « ce grand tombeau », où le catholicisme cherche à faire rentrer les nations. À la mort de Gœthe, il rendit un dernier hommage au grand poète, tout en protestant contre la théorie de « l’art sans patrie », qui est pour lui « l’art sans cœur ». Aussi applaudit-il au réveil de la nationalité allemande et salue-t-il les poëtes du glaive et de l’action, les Kœrner et les Uhland. Quinet mit alors et depuis la plus généreuse ardeur à extirper les vieilles rivalités politiques entre ceux qui se traitaient respectivement de « peuple d’ombres » et « peuple de singes », et à combattre également la gallomanie et la teutomanie. On sait quelle largeur de vues humanitaires il opposa à la verve cavalière d’Alfred de Musset dans la trop fameuse querelle du Rhin allemand. Le Rhin de Quinet l’emporte autant par la pensée sur celui de Musset, qu’il lui est inférieur par la facture poétique.

Quinet était retourné en Allemagne en 1833 et s’y était marié ; il passa quelques mois à Heidelberg et à Baden-Baden, puis vint faire imprimer à Paris son poëme intitulé Napoléon (1836, in-8o). Laissons-le expliquer lui-même et juger ce poëme. « J’ai choisi Napoléon, dit-il, pour sujet d’un poème héroïque, lorsque ses restes étaient proscrits du monde entier. J’ai dénoncé sa mémoire, sitôt qu’elle est redevenue une puissance. Voilà le seul genre d’adulation dont j’aie à m’accuser… J’ai voulu faire Napoléon plus grand que nature, plus noble qu’il n’a été en effet. Mon héros légendaire est retombé sur moi, il m’a écrasé de ses débris. Il m’est arrivé la même chose qu’à Lucain : l’histoire s’est vengée de lui et de moi en substituant à son César et à mon Napoléon l’implacable vérité. » V. Napoléon.

En 1836, M. Quinet réunit en un volume ses études sur l’Allemagne et ses impressions de voyage en Italie, sous le titre de Voyages d’un solitaire (1836, in-8o).

Pendant toute cette période (1834-1839) Quinet, rêvant une Épopée démocratique qui ne vit pas le jour, s’y préparait par d’immenses et précieux travaux d’histoire littéraire. On ferait presque une histoire universelle de l’épopée avec les articles qu’il publia, tant dans la Revue de Paris que dans la Revue des Deux-Mondes, sur les Poëtes d’Allemagne, Homère, l’Épopée latine, la Poésie épique (1836), l’Épopée française, l’Epopée indienne, l’Unité des littératures modernes, le Génie de l’art (1839), etc. Il sortit de ces travaux une Histoire de la poésie épique, exposé rapide et brillant de la tradition poétique et nationale à travers les âges, de l’Iliade au cycle d’Arthur, des Eddas et des Nibelungen aux chants populaires des Slaves modernes. Enfin le poëme de Prométhée (1838, in-8o), nouvel et grandiose essai dans un genre plus allemand que français, vint fermer le cycle des travaux épiques de Quinet. V. Prométhée.

L’ouvrage intitulé Allemagne et Italie (1839, 2 vol. in-8o), mélange intéressant de critique, de philosophie, de poésie et d’actualité politique, fut mieux accueilli du public, qui y retrouva, groupées et complétées avec talent, quelques-unes des meilleures études publiées déjà par l’auteur. La Critique de la Vie de Jésus par Strauss (1838), faite non pas au nom d’une théologie mesquine, mais dans l’esprit le plus philosophique, et destinée principalement à démontrer la personnalité historique du Christ, fut aussi très-remarquée en France et en Allemagne.

C’est à la fin de 1838 qu’Egar Quinet quitta sa résidence de Heidelberg pour entrer dans l’enseignement public. Il n’était encore pourvu d’aucun grade universitaire supérieur, quand M. de Salvandy le nomma professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Lyon. Il passa, en 1839, son doctorat à Strasbourg, où il soutint une thèse française. Sur l’art, une thèse latine, De indicæ poesis antiquissimæ natura et indole. Il ouvrit son cours, le 10 avril 1839, par une magnifique introduction sur l’Unité morale des peuples modernes. De 1839 à 1840, il entra très-franchement dans la voie qu’il devait suivre jusqu’à ce qu’on l’arrêtât. En attendant, le 29 avril 1839, il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Les leçons de Lyon, littéraires et religieuses tout à la fois, roulèrent sur les civilisations antiques et sur les idées dont sortit plus tard le Génie des religions. Elles obtinrent un immense succès ; la jeunesse lyonnaise, éveillée à la vie nouvelle, se rangea autour du maître avec enthousiasme ; M. Victor de Laprade fut un des auditeurs les plus fervents. M. Fortoul, qui depuis fut ministre de l’instruction publique et des cultes, exprimait ainsi son admiration au professeur lui-même : « Ah ! si l’on savait à Paris ce qu’est votre cours, on prendrait la poste pour y assister. » On le sut bientôt, car M. de Salvandy vint s’asseoir un jour sur les bancs de la Faculté des lettres de Lyon, et, après la leçon, il félicita l’orateur du talent avec lequel il avait fait accepter à un auditoire aussi nombreux et aussi divers ses idées sur le christianisme. Ce jour-là, M. Quinet avait montré les rapports de l’Évangile de saint Jean avec la religion des Perses, avec Philon et avec le néoplatonisme. À cette époque, humilié pour la France du rôle que son gouvernement lui faisait jouer dans la question d’Orient, Edgar Quinet, pour exciter la nation à retrouver le sentiment de sa dignité, n’hésitait pas à lancer deux vives brochures, l’une intitulée 1815 et 1840 (1840, in-8o ), l’autre : Avertissement au pays (1840, in-8o), où, « sans amour ni haine pour la couronne », il disait la vérité, toute la vérité, déplorant le divorce de la bourgeoisie avec le peuple, prévoyant déjà l’heure où la caste des enrichis, à force de vouloir être tout, forcerait la prolétariat à la traiter en ennemie ; il montrait au gouvernement sa faiblesse, son impopularité, sa nullité, et concluait en demandant au peuple français de briser la chaîne honteuse des traités de Paris et de Vienne, de « consentir à être ce que la nature l’a fait, le peuple de la démocratie par excellence ! »

Des tendances républicaines aussi hardiment affichées n’empêchèrent point M. Villemain, alors ministre, de créer exprès pour M. Quinet une chaire de littérature méridionale au collège de France (30 juillet 1841). Le professeur refusa d’abord une offre qui pouvait compromettre son indépendance vis-à-vis d’un pouvoir qui avait érigé la corruption en système ; mais M. Villemain lui répondit aussitôt que le collège de France était précisément l’asile par excellence de la liberté de penser. La nomination ministérielle ayant été confirmée par l’assentiment des professeurs du collège de France, M. Quinet finit par accepter. Il revint à Paris et commença immédiatement ses leçons. Ainsi placé an plus haut degré de l’enseignement public, Edgar Quinet, de concert avec ses deux amis Michelet et Mickiewicz, prit pour mission d’être le guide de la jeunesse française vers la liberté. Durant les trois premiers semestres, étudiant les origines de la pensée méridionale, esquissant ces admirables portraits des grands poëtes italiens du moyen âge, que l’on retrouve achevés dans les Révolutions d’Italie, il sut gagner l’ardente sympathie de ses jeunes auditeurs. D’autre part et en même temps que son frère d’armes, M. Michelet, il déploya le drapeau de la liberté religieuse et philosophique ; il démontra la mortelle influence des jésuites sur les peuples méridionaux en particulier et, en général, sur tous les peuples qui avaient accepté ou accepteraient, de gré ou de force, le poison de leurs doctrines. Publiées en un volume, sous ce titre : les Jésuites (1843, in-8o), les six leçons de M. Quinet eurent sept éditions et de nombreuses traductions anglaises, italiennes, hollandaises, ainsi que les leçons sur le même sujet de Michelet, qu’elles complètent et qui les complètent.

Ces six leçons de M. Quinet, du 10 mai au 14 juin 1843, furent autant de batailles. À la première, les cléricaux accourus remplissaient l’amphithéâtre et, quand le maître apparut, ils l’accueillirent par une tempête de vociférations. Sentant bien qu’il représentait le droit et la liberté, calme, il resta à son poste et attendit trois quarts d’heure un silence que sa fière attitude réussit enfin à imposer ; alors il parla ; on l’interrompit, mais bientôt il reprit son discours, et, quand il l’acheva, sa dernière phrase fut couverte de frénétiques applaudissements. La jeunesse libérale, en force, avait contraint la société de Jésus à se taire et à se cacher. On se figurerait difficilement aujourd’hui quel effet produisit cette lutte par delà l’enceinte du collège de France, non-seulement dans le pays, mais dans toute l’Europe. Les ultramontains poursuivaient MM. Michelet et Quinet des plus noires calomnies, attiraient sur eux et les vaines foudres du Vatican et la répression plus efficace de l’autorité civile. L’affaire fut portée devant la Chambre des députés par un soi-disant libéral, le 27 mai ; néanmoins, le gouvernement n’osa pas risquer, comme disait M. Cousin, un coup d’État contre le Collège de France ; et, en dépit des évêques et des cardinaux, les cours de MM. Michelet et Quinet continuèrent à entretenir une agitation qui semblait devoir renouveler la bataille philosophique du XVIIIe siècle. Dans ses Observations sur la controverse soulevée à l’occasion de la liberté d’enseignement, l’archevêque de Paris, avec onction à l’exorde et violence à la péroraison, accusa les deux professeurs « d’attaquer le clergé tout entier sous le nom d’une société reconnue par les lois. » Quinet écrivit aussitôt une Réponse à Mgr l’archevêque de Paris (1843), où, comme dans un précédent écrit (la Controverse nouvelle ; que deviennent les Écritures ? ), il retourna contre qui de droit ce qu’il y avait de spécieusement libéral dans les arguments archiépiscopaux, posant le vrai principe de l’enseignement public, principe repris plus tard et mieux développé dans l’Enseignement du peuple, c’est-à-dire le devoir et le droit pour l’État de propager et de représenter la civilisation moderne. L’année précédente, Quinet avait fait paraître le Génie des religions (1848, in-8o), son ouvrage le plus étendu sur l’histoire philosophique des religions. Ce livre, plein de vastes aperçus, écrit d’un style ample et beau, bien que trop dithyrambique, fut d’autant plus remarqué qu’il était en France le premier du genre. L’auteur essaya d’y montrer que la religion est l’âme du