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des obligations particulières ; son père s'étant compromis dans les intrigues royalistes et ayant même été emprisonné, le général intervint en sa faveur et le fit relâcher ; il n'obtint pas, toutefois, qu'on lui rendît la place de directeur des postes qu'il occupait, depuis 1801, ce dont Mme  Récamier ne manqua pas de jeter les hauts cris. Au reste, ni les uns ni les autres ne devinrent jamais ses amants ; il y avait, paraît-il, de bonnes raisons pour cela. Aimée tendrement toute sa vie, Mme  Récamier est restée sans tache, sa pureté n'a même jamais été soupçonnée.

À cette époque, M. Récamier se livrait à de colossales opérations de banque sur les assignats et, loin de lui déplaire, cette affluence de hauts personnages dans le salon de sa compagne lui semblait la meilleure sauvegarde de ses affaires. Plein de confiance dans sa vertu, il l'invita même à ne pas mettre Lucien à la porte, comme elle en manifestait l'intention, parce que ce coup d'éclat pourrait lui nuire. Un autre personnage encore lui faisait une cour assidue, un de ses amis d'enfance, Camille Jordan, qui fut longtemps à se résigner au rôle d'ami et à qui elle disait quelques années plus tard : « Ballanche me plaît, lui, par tout ce que j'ai de bon dans l'âme ; vous, vous me plaisez également par tout ce que j'ai de mauvais. » Quoique liée avec la plupart des membres de la famille Bonaparte, vivant presque dans l'intimité de Pauline, la future princesse Borghèse, et de Caroline, la future reine de Naples, Mme  Récamier gardait ses sympathies pour les adversaires du premier consul et de son gouvernement. Lors du procès de Moreau, auquel elle assista, elle alla même jusqu'à témoigner publiquement de ses sympathies pour l'accusé et fit de même à l'égard de G. Cadoudal. Son hôtel de la rue du Mont-Blanc, où elle menait alors une existence princière, son mari ayant atteint l'apogée de sa fortune, et le château de Clichy, où elle passait régulièrement la belle saison, paraissaient une sorte de terrain neutre où se réunissaient les hommes de tous les partis, confondus dans une même adoration pour la déesse du lieu ; mais c'étaient plus encore des foyers d'opposition, et, devenu empereur, Napoléon, qui avait conservé un penchant, ou un caprice, pour Mme  Récamier, résolut de pactiser avec cette redoutable puissance féminine. Fouché fut chargé de la négociation, et voici comment Guizot rapporte cet épisode caractéristique : « Fouché, qui avait, dit-il, la confiance ironique des vieux corrompus, n'imaginant pas que personne leur fût impossible à corrompre, entama d'abord sa négociation avec réserve, essayant de faire en sorte que Mme  Récamier demandât elle-même une place à la cour. Elle évita de comprendre et de répondre. Fouché fit un pas de plus ; il avait probablement pensé plus d'une fois et dit peut-être à ses affiliés que le plus sûr moyen de faire Mme  Récamier dame du palais, c'était d'en faire aussi la maîtresse de l'empereur, à qui cela plaisait, et qui se déferait d'elle ensuite quand il voudrait. Les femmes ne savent pas à quel point la pensée et le langage de la plupart des hommes sont cyniques lorsqu'entre eux ils parlent d'elles. Avec une hypocrisie transparente, Fouché tenta la bonté en même temps que la vanité pour séduire la vertu. Napoléon, disait-il, n'avait pas encore rencontré de femme digne de lui, et nul ne savait ce que serait son amour s'il s'attachait à une personne pure ; assurément, il lui laisserait prendre sur son âme une grande puissance qui serait toute bienfaisante. Mme  Récamier résistait toujours, cachant sous des paroles de méfiance modeste son inquiétude et son dégoût. Fouché s'impatienta et, sans doute de l'aveu du maître, il lui dit un jour : « Vous ne m'opposerez plus de refus ; ce n'est plus moi, c'est l'empereur lui-même qui vous propose une place de dame du palais et j'ai l'ordre de vous l'offrir en son nom. » Forcée de s'expliquer, Mme  Récamier, qui avait consulté son mari et reçu de lui pleine liberté de suivre ses propres sentiments, répondit par un refus positif. Fouché changea de visage et, passant de l'impatience à la colère, il éclata en reproches contre les amis de Mme  Récamier, surtout contre Matthieu de Montmorency qu'il accusait d'avoir contribué à préparer cet outrage à l'empereur. Il fit un morceau contre la caste nobiliaire, pour laquelle, disait-il, l'empereur avait une indulgence fatale, et il quitta Clichy pour n'y plus revenir. » La princesse Caroline, qui reprit en sous-œuvre les négociations, ne fut pas plus heureuse. Mme  Récamier était alors l'intime amie de Mme  de Staël, que la police impériale surveillait attentivement, et trois Montmorency, appartenant à trois générations différentes, Matthieu, Adrien, duc de Lavai, et Henri, fils de ce dernier, tous trois fort hostiles à l'Empire, l'entouraient de leurs fervents hommages. Napoléon se vengea en refusant de faire prêter par l’État à M. Récamier, engagé dans de hasardeuses spéculations sur l'Espagne, 1 million dont il avait besoin pour relever ses affaires. Ce refus eut pour conséquence la ruine immédiate du banquier, qui se vit obligé de vendre ses hôtels, ses terres et jusqu'à son argenterie. Cette déconfiture arriva eu 1806. Mme  Récamier se résigna à la mauvaise fortune et habita alors un modeste appartement de la rue Basse-du-Rempart, où la suivirent ses fidèles. L'année suivante, elle alla demander l'hospitalité à Mme  de Staël, à Coppet, et ce fut là qu'elle connut le prince Auguste de Prusse, un neveu du grand Frédéric, qui devint le héros d'un autre épisode romanesque de sa vie. Comme tous ceux qui approchaient Mme  Récamier, le prince Auguste en subit le charme et bientôt il put croire que son amour était partagé. Éperdument épris, il lui proposa de faire rompre son mariage (le divorce était alors introduit dans la loi française), de l'emmener en Allemagne et de l'épouser. Après quelques hésitations, Mme  Récamier y consentit ; elle écrivit sa résolution à son mari qui déclara être prêt à se sacrifier, mais lui fit cependant quelques affectueuses représentations. Touchée de cette abnégation, disent les biographes, Mme  Récamier aurait renoncé à ses projets et au prince. Ce fait est cité dans sa vie comme un des plus mémorables triomphes de la vertu sur la passion. Sans soulever d'une main trop brutale le voile qui cache ces petits secrets féminins, il faut bien dire que la vie tout entière de Mme  Récamier serait une énigme, si on n'en donnait pas le mot qui est, du reste, assez facile à deviner. Dans cette circonstance comme dans bien d'autres, la vertu de cette femme aimée, et qui n'aurait pas demandé mieux que d'être aimable, fut aidée par une singularité de conformation physique qui, pour n'être pas très-commune, n'est cependant pas absolument rare. Sainte-Beuve, tout en faisant semblant de croire que tout s'explique en faisant de Mme  Récamier un mélange de coquetterie enjouée, d'innocence enfantine et de respect des devoirs conjugaux, prodigue les sous-entendus sur cette question délicate. « Je voyais dernièrement, dit-il, dans le palais du feu roi de Hollande, à La Haye, une fort belle statue d'Ève. Ève, dans sa première fleur de jeunesse, est en face du serpent qui lui montre la pomme ; elle la regarde, elle se tourne à demi vers Adam, elle a l'air de le consulter. Ève est dans cet extrême moment d'innocence où l'on joue avec le danger, où l'on en cause tout bas avec soi-même ou avec un autre. Eh bien, ce moment indécis, qui chez Ève ne dura point et qui tourna mal, recommença souvent et se prolongea en mille retours dans la jeunesse brillante et parfois imprudente dont nous parlons ; mais toujours il fut contenu à temps et dominé par un sentiment plus fort, par je ne sais quelle secrète vertu. Cette jeune femme, en face de ces passions qu'elle excitait et qu'elle ignorait, avait des imprudences, des confiances, des curiosités presque d'une enfant ou d'une pensionnaire. Elle allait au péril en souriant, avec sécurité.... Mais dans la jeunesse, cette enfance de sentiments, avec le gracieux manège qui s'y mêlait, amena plus d'une fois (peut-on s'en étonner ?) des complications sérieuses. Tous ces hommes attirés et épris n'étaient pas si faciles à conduire et à éluder que cette dynastie pacifiée des Montmorency. Il dut y avoir autour d'elle, à certaines heures, bien des violences et des révoltes dont cette douce main avait peine ensuite à triompher. En jouant avec ces passions humaines qu'elle ne voulait que charmer et qu'elle irritait plus qu'elle ne croyait, elle ressemblait à la plus jeune des Grâces qui se serait amusée à atteler des lions et à les agacer. Imprudente comme l'innocence, je l'ai dit, elle aimait le péril, le péril des autres, sinon le sien ; et pourquoi ne le dirai-je pas aussi ? à ce jeu hasardeux et trop aisément cruel, elle a troublé, elle si bonne, bien des cœurs ; elle en a ulcéré, sans le vouloir, quelques-uns, non-seulement d'hommes révoltés et aigris, mais de pauvres rivales, sacrifiées sans qu'elle le sût et blessées. C'est là un côté sérieux que sa charité finale n'a pas été tout à fait sans comprendre. »

M. Guizot est un peu plus explicite : « Il a manqué à Mme  Récamier les deux choses qui, seules, peuvent remplir le cœur et la vie ; il lui a manqué le bonheur ordinaire et le bonheur suprême, le sort commun des femmes et le privilège, quelquefois chèrement acheté, de quelques-unes : les joies de la famille et les transports de la passion. En faut-il chercher la cause dans les accidents de sa destinée ou dans le fond même de sa nature ? » La plupart des lecteurs des Souvenirs inclineront à croire que Mme  Récamier a été tout ce que, par nature, elle pouvait être. « Qui expliquera l'empire de cette femme ? Par quels mérites ou par quel art a-t-elle pu acquérir et garder toute sa vie tant d'amis, des amis si divers et plusieurs si éclatants, très-inégalement aimés d'elle et tous contents ou résignés à se contenter de la part qu'elle leur faisait, vivant tous en paix autour d'elle comme un petit peuple de croyants, heureux d'adorer ensemble leur commune idole ? Quelle serait à cette question, si elle lui était posée avec pleine connaissance des faits et des personnes, la réponse de La Rochefoucauld, de ce moraliste pénétrant et sec, si habile à démêler ces mauvais secrets de l'âme humaine et à chercher dans ce qui se cache le mobile de ce qui se montre et l'explication de ce qui se voit ? La Rochefoucauld verrait, je crois, en elle une grande, spirituelle, aimable et très-habile coquette, une coquette à la fois conquérante et prudente, insatiable dans sa soif d'hommages et d'adorateurs, consommée dans l'art de mesurer, de distribuer et d'approprier convenablement ses grâces et ses amitiés, et mettant sa vanité à garder les titres de ses conquêtes aussi bien qu'à les acquérir ; bien plus aimée qu'elle n'aimait, puissante sur tous ceux qui l'aimaient parce qu'elle ne se donnait à aucun, et les conservant tous parce que nul ne pouvait se vanter de la posséder. »

Ceci étant donné, il n'est pas difficile de deviner quelles purent être les amicales représentations que lui adressa son mari lorsqu'elle lui fit part de son projet de divorce et de nouveau mariage ; il lui donna sans doute à entendre qu'elle commettait une mauvaise action et qu'elle allait empoisonner la vie d'un pauvre jeune homme abusé. Mme  Récamier dégagea donc sa parole ; mais, fidèle à son système ordinaire, qui consistait à garder le plus d'adorateurs possible, elle éloigna le prince en lui laissant quelque espoir et ne lui signifia sa résolution de n'être pas à lui que quatre ans plus tard, après lui avoir donné à Lausanne un rendez-vous, où elle se garda bien de se trouver, et lui avoir fait faire trois cents lieues pour ne pas l'y rencontrer. Le malheureux ne sut jamais le secret qui s'était interposé pour lui entre la promesse du bonheur et sa réalisation ; il mourut trente ans après, toujours épris de Mme  Récamier et émettant pour dernier vœu d'être enterré avec une bague qu'elle lui avait donnée comme gage de son amour.

La vie de Mme  Récamier se compose d'une foule de faits analogues, où l'on ne peut s'empêcher de reconnaître une sorte de cruauté féline qui entrait en ligne de compte dans l'empire qu'elle savait prendre sur tous ceux qui l'approchaient. Le besoin de plaire et d'asservir était sa seule passion ; promettre à tous et ne donner à personne, c'était là son puissant moyen d'asservissement. Ceux qui l'aimèrent ont beau être drapés dans les légendes du temps de la Restauration dans des poses idéales et séraphiques, c'étaient des hommes comme les autres, attirés vers elle par les désirs de la passion, et tels on les voit, en effet, dans la première phase de leurs relations avec elle ; puis ce penchant, au lieu de suivre la loi commune, subit chez eux à un certain moment un temps d'arrêt, tourne au platonisme et se transforme en direction de conscience ; d'amants fervents, ils deviennent d'austères moralistes ou de verbeux prédicateurs et voient sans jalousie de nouveaux venus, plus jeunes, recommencer après eux le même manège ; il leur reste, en effet, une consolation ; si Mme  Récamier ne leur a pas appartenu, ils savent qu'elle n'appartiendra à personne. Il manquerait à une physionomie du genre de celle de Mme  Récamier, pour être complète, d'avoir inspiré de violentes affections féminines ; mais cela non plus ne lui a pas fait défaut. Mme  de Staël l'aima ardemment ; une Anglaise, lady Webb, l'aima avec la véhémence des passions qui se trompent de sexe ; la reine Hortense fit pour elle mille folies ; elles se donnaient à Rome des rendez-vous, la nuit, dans les ruines du Colisée, au temple de Vesta, aux thermes de Titus, au tombeau de Cecilia Metella. La mode était alors aux ruines et aux paladins qui, pour un oui, pour un non, partent pour la Syrie. Elles allaient toutes deux dans les bals masqués, exactement costumées de même, de façon à amener des quiproquos galants pleins d'imprévu. Ces aventures se rattachent à une période assez agitée de la vie de Mme  Récamier. Après divers séjours auprès de Mme  de Staël, soit à Coppet, soit à Chaumont-sur-Loire, elle fut entraînée, à cause de ces fréquentes relations, dans la disgrâce qui frappait son amie, et exilée, par ordre de l'empereur, à 40 lieues de Paris. Elle transporta alors sa petite cour à Châlons-sur-Marne, où, pour se retremper un peu dans ces joies de famille qui lui étaient interdites, elle fit sa fille adoptive d'une de ses petites-nièces, Mlle  Amélie Cyroct, devenue plus tard Mme  Lenormand, et qui a laissé sur elle d'intéressants Souvenirs. De Châlons, elle se transporta à Lyon, où elle rencontra Ballanche qui se joignit aussitôt, et pour toute sa vie, à son cortège d'amoureux, puis elle prit la route de l'Italie et séjourna tantôt à Rome, tantôt à Naples, dans l'intimité de Canova, de la reine Hortense et de la reine Caroline (1813). Son palais du Corso, à Rome, devint un centre artistique et littéraire ; Canova fit pour elle ce beau buste où elle est si parfaitement idéalisée qu'il lui déplut tout d'abord et dont l'artiste, un peu froissé, fit sa Béatrix.

La chute du régime impérial la ramena en France; elle rouvrit ses salons, où se pressèrent de nouveau les notabilités de tous les partis ; Benjamin Constant se joignit au groupe de Montmorency, de Ballanche, de Camille Jordan, parmi les plus fidèles ; mais l'homme sur la destinée duquel Mme  Récamier eut le plus d'influence dans cette dernière et encore fort longue période de sa vie fut Chateaubriand. Elle le connut au lit de mort de Mme  de Staël, en 1817, et se lia surtout avec lui l'année suivante, lorsque, de nouveaux désastres étant survenus dans la fortune de M. Récamier, sa femme provoqua une séparation de biens et vint s'établir dans cette Abbaye-aux-Bois qui doit sa célébrité au séjour qu'elle y fit pendant trente ans. La première phase de cette liaison fut orageuse ; Chateaubriand n'était pas d'un tempérament ascétique et il ne se laissa pas endormir tout de suite dans le platonisme des Montmorency et du doux Ballanche. Cette époque fut d'ailleurs la plus ardente de sa vie politique, celle où il disputa le ministère à Matthieu de Montmorency, parvint à triompher et, ayant annihilé, dans le cabinet du roi, ce rival qu'il rencontrait tous les jours dans la chambre de Mme  Récamier, il voulut, là aussi, être le maître. Ces orages durèrent trois ou quatre ans. Si fort qu'il fût, Œdipe n'avait pas compris le sphinx, et pourtant il ne se souciait pas d'être mangé. Enfin, se sachant aimé, Chateaubriand exigea : Mme  Récamier prit la fuite et alla passer deux ans en Italie. À son retour, l'énigme était sans doute devinée et la passion de René entra dans la période inévitable d'apaisement. C'est alors qu'il put écrire : « Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l'ingratitude des cours, la placidité du cœur m'attendait au fond de cette retraite (l'Abbaye-aux-Bois) comme le frais des bois au sortir d'une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d'une femme dont la sérénité s'étendait autour d'elle sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d'affections profondes. Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré ; le moment de la rémunération est arrivé ; un attachement sérieux daigne m'aider à supporter ce que leur multitude ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce qui m'a été cher m'a été cher dans Mme  Récamier et qu'elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souffrances dont elle est devenue la forme visible. Elle règne sur mes sentiments, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et la paix dans mes devoirs. » Encore un de pacifié et tourné de l'amour sensuel à la religion !

Un autre se présenta, qui devait passer à peu près par les mêmes phases ; ce fut J.-J. Ampère. Il suivit Mme  Récamier dans sa fuite en Italie en 1823 ; ce nouveau Roméo avait vingt ans et Juliette avait dépassé depuis trois ans la quarantaine. Mais on sait que Mme  Récamier fut gracieuse jusque dans sa vieillesse ; Sainte-Beuve parle de ce « rire enfant » qu'elle conserva jusqu'à la fin de sa vie et de ce « geste jeune qui lui faisait porter son mouchoir à sa bouche comme pour ne pas éclater. » Jusqu'au bout, elle s'amusa à commettre les mêmes espiègleries, c'est-à-dire à mettre à mal ceux qui ne la savaient pas si invulnérable. Ampère y fut pris comme les autres. Sa grande scène de déclaration eut lieu dans le petit ermitage que Chateaubriand s'était fait construire dans la vallée aux Loups et que Mme  Récamier avait loué de moitié avec Matthieu de Montmorency. « Elle lui parla, dit Sainte-Beuve, avec sa grâce ordinaire des charmantes journées, des courses et promenades à travers le vallon, des gais entretiens où la conversation du jeune homme avait mis un attrait de plus. Puis, touchant avec un art délié la fibre du cœur, elle indiqua légèrement qu'il y avait eu peut-être lieu à des sentiments émus ; que, du moins, elle aurait pu craindre, si cela s'était prolongé, un commencement de roman pour un cœur poétique, car sa nièce, alors toute jeune, était auprès d'elle. Ampère, à ce mot, n'y tint pas, et tout d'un coup éclatant avec trouble et avec sanglots : « Ah ! ce n'est pas pour elle, » s'écria-t-il, et il tomba à genoux. Sa déclaration était faite, l'aveu lui avait échappé ; il avait proféré, sans le vouloir, la parole sacrée sur laquelle il ne revint pas. C'en était fait désormais du destin de toute sa vie ; Mme  Récamier n'eut plus qu'à continuer de le charmer et à le calmer peu à peu sans jamais le guérir. » Ce fut alors que Mme  Récamier se fit accompagner par lui en Italie, ayant l'air d'éterniser sans cesse ses hésitations, ses scrupules, pour éterniser l'amour du jeune homme, jusqu'à le rappeler près d'elle, docile et soumis, au moment où il allait se marier, dix ans plus tard, avec une jeune fille qu'il aimait, la fille de Cuvier. Il fallut qu'il lui sacrifiât cette rivale ; ce fut là une de ses dernières espiègleries et non la moins parfaite en son genre. En faudrait-il beaucoup comme celle-là pour lui ôter l'auréole que des mains pieuses ont entrepris de lui mettre sur le front ? Disons, toutefois, que Mme  Récamier racheta dans la seconde moitié de sa vie ce qu'il y avait eu d'imprudent et de léger dans la première. Confinée dans sa retraite de l'Abbaye-aux-Bois (v. ce mot), où tinrent à honneur de se faire présenter tous ceux qui se faisaient un nom dans les arts, les lettres et la politique, toujours souveraine maîtresse de tous ceux qui une fois s'étaient donnés à elle, elle ne s'appliqua plus qu'à maintenir la concorde entre tant de gens qui ne demandaient qu'à se quereller. « Elle ne tint jamais plus de place dans le monde, dit Sainte-Beuve, que quand elle fut dans cet humble asile, à une extrémité de Paris. C'est de là que son doux génie, dégagé des complications trop vives, se fit de plus en plus sentir avec bienfaisance. On peut dire qu'elle perfectionna l'art de l'amitié et lui fit faire un progrès nouveau ; ce fut comme un bel art de plus qu'elle avait introduit dans la vie et qui décorait, ennoblissait et distribuait tout autour d'elle. L'esprit de parti était alors dans sa violence. Elle désarmait les colères, elle adoucissait les aspérités ; elle vous ôtait la rudesse et vous inoculait l'indulgence. Elle n'avait point de repos qu'elle n'eut fait