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ne les continua pas, préférant embrasser la carrière artistique. Il voyagea en Allemagne, en Italie, en France, et, de retour dans sa patrie, devint professeur à l’Académie de Stockholm, où il acquit de la renommée comme peintre de paysage. Ses principales productions sont : un Paysage de Dalécarlie, dans la galerie de Stockholm ; Vue de Genzaro, tableau qui figura à l’Exposition de Londres de 1862 ; Munich et Paysages des Alpes bavaroises. Ces deux derniers tableaux se trouvent dans le palais du roi de Suède.

STÆFA, bourg de Suisse, canton de Zurich, à 7 kilom. S.-E. de Meilen, sur la rive orientale du lac de Zurich ; 3,600 hab. Eaux minérales ; filature importante de coton ; fabriques de tissus de coton et de soie.


STÆGEMANN (Frédéric-Auguste von), homme d’État prussien et poëte allemand, né à Vierraden le 7 novembre 1763, mort à Berlin le 17 décembre 1840. Devenu orphelin dès sa jeunesse, il termina ses études à Berlin et suivit les cours de droit à la Faculté de Halle. En 1785, il entra dans l’administration et devint, en 1806, directeur général des finances et, l’année suivante, conseiller référendaire auprès du chancelier d’État prince Hardenberg. En 1809, il fut nommé conseiller d’État et, en cette qualité, il accompagna successivement Hardenbeig à Paris, à Londres et, en 1815, au congrès de Vienne. Stægemann a écrit, pendant les guerres de 1813-1815, des poésies auxquelles il donna le titre de Souvenirs historiques en vers lyriques (Berlin, 1828). On a encore de lui plusieurs écrits politiques ou purement littéraires.


STÆHELIN ou STAHELIN (Jean-Henri), médecin suisse, né à Bâle en 1668, mort dans la même ville en 1721. Il fit ses études à Leipzig et vint exercer la médecine dans sa ville natale. On lui doit : Theses anatomico-botanicæ (Bâle, 1711, in-4o).


STÆHELIN ou STAHELIN (Benoît), médecin et botaniste, fils du précédent, né à Bâle en 1695, mort dans la même ville en 1750. Il étudia la médecine sous la direction de son père, parcourut l’Europe pour perfectionner son instruction et revint occuper à Bâle une chaire de physique. Ses principaux ouvrages sont : De solidorum corporis humani adtritione et dissipatione (Bâle, 1710, in-4o); Thèses physico-anatomico-bolanicæ (Bâle, 1715, in-4o) ; De propagatione luminis (Bâle, 1727, in-4o) ; Observationes anatomico-botanicæ (Bâle, 1728, in-4o) ; Epislola eucharistica (Bâle, 1742, in-4o).


STÆHELIN (Jean-Rodolphe), médecin et botaniste, fils du précédent, né à Bâle en 1724, mort en 1796. Il enseigna dans sa ville natale l’anatomie, la botanique, la médecine, et il a publié : Specimen observationum anatomicarum et botanicarum (Bâle, 1751, in-4o) ; Specimen observationum medicarum (Bâle, 1753, in-4o).


STÆHELIN (Jean), botaniste et médecin, frère de Jean-Henri, né à Bâle en 1680, mort dans la même ville en 1755. Il exerçait la médecine à Bâle, et on a de lui : Theses medicæ, anatomicæ et botanicæ (Bâle, 1751, in-4o) ; Specimen observationum medicarum (Bâle, 1753, in-4o).


STÆHELIN (Benoît), médecin et naturaliste suisse. V. Stahelin.


STÆHÉLINE s. f. (sté-é-li-ne — de Stæhelin, botan. suisse). Bot. Genre d’arbrisseaux, de la famille des composées, tribu des carduacées, comprenant plusieurs espèces, qui croissent dans le midi de l’Europe : On trouve assez communément, sur les coteaux pierreux de nos départements méridionaux, la stæhéline douteuse. (P. Duchartre.)


STÆHLIN-STORKSBURG (Jacques de), savant et homme d’État russe, né à Memmingen en 1710, mort le 10 juillet 1785. Il se rendit, en 1735, à Saint-Pétersbourg et y fut bientôt nommé professeur à l’Académie des sciences. Il fut ensuite attaché à la personne du grand-duc Pierre comme professeur et bibliothécaire, puis il fut nommé conseiller d’État et assesseur de la chancellerie impériale des monnaies au département des médailles et secrétaire de l’Académie des sciences. On a de lui : une Description de la principauté de Moldavie, des pays et des peuples situés entre la mer Noire et la mer Caspienne ; un ouvrage Sur la Circassie et la Cabardie ; un autre Sur le nouvel archipel du Nord ; l’Histoire de la danse et de la musique en Russie, et un grand nombre de dissertations sur l’histoire, la statistique et la géographie du Nord, qu’il inséra dans le Calendrier géographique de Saint-Pétersbourg et dans le Magasin de A.-F. Busching. Stæhlin a, en outre, publié plusieurs traductions de l’italien, diverses poésies lyriques et quelques compositions dramatiques, entre autres Alexis Michaelowitsch et Natalie Narischkia, comédie en deux actes, en allemand, et qui a été traduite par Gustave III, roi de Suède (Œuvres, t. III). On a, en outre, de Stæhlin : les Anecdotes originales de Pierre le Grand, en allemand (Leipzig, 1785, in-8o), traduites en français par Perrault et L.-J. Richou (Strasbourg, 1787, in-8o).


STAËL-HOLSTEIN (Eric-Magnus, baron de), diplomate suédois, né en Ostrogothie en 1749, mort à Poligny, près de Lons-le-Saunier, en 1802. Sa famille était noble, mais possédait peu de fortune. De bonne heure il entra dans la diplomatie et fut envoyé comme conseiller d’ambassade à Paris. Instruit, ayant des idées très-ouvertes, du goût pour la philosophie, il sut se concilier à la fois les sympathies de la cour et des philosophes et fut accrédité comme ambassadeur, sur les instances de Marie-Antoinette (1783). Vers cette époque, il entra en relations suivies avec Necker, fut très-frappé de la haute intelligence de sa fille et obtint sa main (1786) ; mais cette union ne devait point être heureuse. Lorsque la Révolution éclata, le baron de Staël s’y montra très-favorable et se lia avec plusieurs députés de la Constituante. Gustave III, à qui les idées de réforme étaient essentiellement antipathiques, fut irrité de l’attitude de son ambassadeur, qu’il rappela au commencement de 1792. Au moment où ce diplomate arrivait à Stockholm, le roi de Suède venait d’être assassiné et le duc de Sundermanie était devenu régent. Ce dernier prince adopta une politique tout à fait contraire à celle de Gustave III. Le baron de Staël fut chargé d’aller reprendre possession de son poste d’ambassadeur à Paris, que venaient de quitter les représentants de toutes les puissances monarchiques. Lorsqu’il revint en France, Louis XVI avait péri sur l’échafaud et son beau-père et sa femme s’étaient réfugiés à l’étranger. Pour se concilier les sympathies populaires, le diplomate suédois fit un don de 3, 000 livres aux pauvres de la section de la Croix-Rouge, puis il négocia un traité d’alliance avec le comité de Salut public ; mais ce traité ne fut pas ratifié par son gouvernement. Il retourna en Suède, où il resta jusqu’au 9 thermidor. Renvoyé de nouveau en France, où il était le seul ministre d’un roi accrédité près de la grande République, il reçut le plus sympathique accueil, présenta ses pouvoirs à la Convention le 22 avril 1795 et prononça à cette occasion ces paroles : « Je viens de la part du roi de Suède au sein de la représentation nationale de France rendre un hommage éclatant aux droits naturels et imprescriptibles des nations. » À partir de ce moment, il eut sa loge dans l’Assemblée, dont il suivit assidûment les débats, et conserva son poste d’ambassadeur jusqu’en 1799, époque où le jeune roi Gustave-Adolphe le rappela. Depuis plusieurs années, le baron de Staël s’était séparé de sa femme. Leur caractère n’avait pu sympathiser. Pendant que Mme de Staël lui reprochait ses prodigalités excessives, il se plaignait de son côté de l’humeur dominatrice de sa femme. Toutefois, lorsque sa santé se fut profondément altérée, un rapprochement se fit entre eux. Il se proposait d’aller vivre dans la retraite, auprès de sa femme et de ses enfants, à Coppet, lorsqu’il mourut pendant le voyage.


STAËL-HOLSTEIN (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de), célèbre femme de lettres, née à Paris en 1766, morte dans la même ville le 14 juillet 1817. Fille de Necker, le ministre populaire, dont l’avènement aux finances fut comme l’aurore de la Révolution, elle avait pour mère Suzanne Curchod, femme également distinguée, dont le salon réunissait toutes les célébrités de l’époque. Dans le livre de Mme Necker de Saussure, Notice sur le caractère et les écrits de Mme de Staël (Paris, 1820, in-12), on peut suivre les premiers pas de cette intelligence d’élite, qui se manifesta avec une précocité singulière. Il parait que, tout enfant, elle trouvait son amusement dans la conversation savante des amis de son père, Raynal, Buffon, Marmontel, Grimm, Gibbon, et les charmait par ses reparties sérieuses. À onze ans, elle avait déjà l’intelligence assez cultivée pour s’essayer à composer des portraits et des éloges dans le goût académique de Thomas, autre commensal de la maison. À quinze ans, elle commentait l’Esprit des lois et adressait à Necker, sur son Compte rendu (1781), une lettre anonyme où son style la fit reconnaître ; puis successivement, jusqu’en 1785, elle écrivit plusieurs nouvelles : Mirza, Adélaïde et Théodore, Pauline, publiées dix ans après (1793, in-12). En 1786, elle composa un drame en vers, Sophie ou les Sentiments secrets ; l’auteur manque d’expérience ; mais à ce défaut son imagination supplée, et l’on trouve dans cette ébauche des pages élevées, des vers assez heureux. 1786 est l’année même de son mariage avec le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède à la cour de France. Mme Necker de Saussure cite un portrait d’elle à cet âge, tracé dans le goût de l’époque par Guibert, et où elle est représentée sous le nom de Zulmé : « Zulmé n’a que vingt ans, et elle est la prêtresse la plus célèbre d’Apollon ; elle est celle dont l’encens lui est le plus agréable, dont les hymnes lui sont les plus chers… Ses grands yeux noirs étincellent de génie ; ses cheveux, de couleur d’ébène, retombent sur ses épaules en boucles ondoyantes ; ses traits sont plus prononcés que délicats, on y sent quelque chose au-dessus de la destinée de son sexe. » — « J’ai eu moi-même sous les yeux, dit à ce propos Sainte-Beuve, un portrait peint de Mlle Necker, toute jeune personne ; c’est bien ainsi : cheveux épars et légèrement bouffants, l’œil confiant et baigné de clarté, le front haut, la lèvre entr’ouverte et parlante, modérément épaisse en signe d’intelligence et de bonté, le tout animé par le sentiment ; le cou, les bras nus, un costume léger, un ruban qui flotte à la ceinture, le sein respirant à pleine haleine ; telle pouvait être la Sophie de l’Émile. » J.-J. Rousseau fut, en effet, le maître et l’inspirateur de Mme de Staël ; son premier ouvrage sérieux est intitulé : Lettres sur le caractère et les écrits de J.-J. Rousseau (1788, in-8o). Il révèle les tendances de l’écrivain, et on peut le prendre comme le point de départ de ses opinions. Voici comment Sainte-Beuve l’apprécie : « Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hommage de reconnaissance envers l’auteur admiré et préféré, envers celui même à qui Mme de Staël se rattache le plus immédiatement. Assez d’autres dissimulent avec soin, taisent ou critiquent les parents littéraires dont ils procèdent ; il est d’une noble candeur de débuter en avouant, en célébrant celui de qui on s’est inspiré, des mains duquel on a reçu le flambeau, celui d’où noua est venu ce large fleuve de la belle parole dont autrefois Dante remerciait Virgile ; Mme de Staël, en littérature aussi, avait de la passion filiale. Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hymne ; mais un hymne nourri de pensées graves, en même temps que varié d’observations fines, un hymne au ton déjà mâle et soutenu, où Corinne se pourra reconnaître encore après être redescendue du Capitole. Tous les écrits futurs de Mme de Staël en divers genres, romans, morale, politique, se trouvent d’avance présagés dans cette rapide et harmonieuse louange de ceux de Rousseau, comme une grande œuvre musicale se pose, entière déjà de pensée, dans son ouverture. Le succès de ces Lettres, qui répondaient au mouvement sympathique du temps, fut universel. »

Bientôt après, la Révolution éclata, et elle aspira à y jouer un rôle. Quelles furent ses idées en politique ? Même aujourd’hui, il est encore difficile de les déterminer parfaitement. Repoussée par les républicains, reniée par les royalistes, on la plaça communément dans le parti qui voulait une monarchie constitutionnelle ; on lui fait faire des vœux pour le triomphe du système anglais des deux Chambres, idéal de toute sa vie, a-t-on dit, idéal sans grandeur, mais qui était alors celui de beaucoup d’esprits élevés. En 1791, elle s’agita beaucoup ; on la désignait alors comme l’inspiratrice et, de plus, la maîtresse de M. de Narbonne. Au commencement de 1792, elle adressa à M. de Montmorin un plan d’évasion pour le roi ; mais comme elle mettait pour condition que M. de Narbonne en serait l’exécuteur, on n’en tint pas compte, la légèreté de celui-ci étant trop bien connue à la cour. D’un autre côté, Mme de Staël était en butte au persiflage des ennemis du parti dont elle s’était posée comme l’Égérie ; les pamphlets se succédaient, tous irrespectueux et violents. Nous citerons seulement un petit in-8o intitulé : Intrigues de Mme de Staël. Mais dès lors, dit Grimm, l’objet de ces satires avait su se placer à une hauteur où de pareils traits ne portaient pas. Elle était encore à Paris lors des massacres de Septembre ; peu de temps après, elle quitta la France et gagna la Suède, où son mari était rappelé, puis vint s’établir dans le pays de Vaud, au château de Coppet, où Necker s’était retiré dès 1790 et qu’elle a immortalisé. Elle était encore si troublée par les événements qui s’agitaient, que c’est à peine si elle prit la plume durant toute cette période. On ne connaît d’elle, comme ayant été composé à cette époque, qu’un seul écrit, un Mémoire pour la défense de Marie-Antoinette, qui ne fut pas imprimé. Après le 9 thermidor, qui parait avoir rendu le calme à son esprit, elle écrivit ses Réflexions sur la paix adressées à Pitt et aux Français (1795, in-8o), en faveur d’un rapprochement entre l’Angleterre et la France, et qui obtint en plein Parlement les éloges de Fox. « Un mélange de commisération profonde et de justice déjà calme, l’appel de toutes les opinions non fanatiques à l’oubli, à la conciliation, la crainte des réactions imminentes et de tous les extrêmes renaissant les uns des autres, ces sentiments, aussi généreux qu’opportuns, marquent à la fois, dit Sainte-Beuve, l’élévation de l’âme et celle des vues. Il y a une inspiration antique dans cette figure de jeune femme qui s’élance pour parler à un peuple, le pied sur les décombres tout fumants. »

Bientôt parut l’Essai sur les factions (1795, in-8o), qui, lui-même, fut peu après suivi de l’ouvrage ayant pour titre : De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796, in-8o). Un changement profond signale ce nouvel écrit. Ce n’est plus une jeune fille intelligente qui conjecture plutôt qu’elle ne connaît le monde et effleure de graves questions au milieu des applaudissements d’une brillante société ; c’est une femme qui a trouvé en elle-même et auprès d’elle la réalité qu’elle veut peindre.

Là se termine la première époque de la vie de Mme de Staël. Désormais les lettres ne seront plus pour elle l’expression de la sensibilité seule ; elle en va faire, en outre, l’organe d’une haute raison. À défaut du bonheur, qu’un mariage mal assorti lui refuse, elle va aspirer à la gloire. « Relevons-nous, dit-elle, sous le poids de l’existence. Puisqu’on réduit à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections, eh bien, il faut l’atteindre ! »

C’est avec cette résolution qu’elle prend la plume et écrit une de ses œuvres les plus remarquables : De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). Ce qu’elle veut démontrer, c’est le dogme du progrès, celui de la perfectibilité indéfinie de l’espèce, la marche toujours ascendante de l’esprit humain. « Je ne pense pas, s’écrie-t-elle, que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue. En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but : la civilisation universelle. » Ce que veut encore l’auteur, c’est renouveler l’esprit de la critique et poser ce principe : La littérature est l’expression de la société. Le livre fut critiqué amèrement par la Décade philosophique, le Mercure et les Débats. Un seul écrivain peut-être, tout en combattant les doctrines de l’auteur, sut ne pas oublier la plus parfaite urbanité ; il est curieux de voir comment le futur auteur du Génie du christianisme juge un livre auquel on pourrait très-justement donner pour titre le Génie de l’humanité. L’article est adressé au citoyen Fontanes. « Mme de Staël, dit Chateaubriand, donne à la philosophie ce que j’attribue à la religion… Vous n’ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité… Je suis fâché que Mme de Staël ne nous ait pas développé religieusement le système des passions ; la perfectibilité n’était pas, selon moi, l’instrument dont il fallait se servir pour mesurer des faiblesses… Quelquefois Mme de Staël parait chrétienne ; l’instant d’après, la philosophie reprend le dessus. Tantôt, inspirée par sa sensibilité naturelle, elle laisse échapper son âme ; mais tout à coup l’argumentation se réveille et vient contrarier les élans du cœur… Ce livre est donc un mélange singulier de vérités et d’erreurs. En amour, Mme de Staël a commenté Phèdre… Ses observations sont fines, et l’on voit, par la leçon du scoliaste, qu’il a parfaitement entendu son texte. Voici ce que j’oserais lui dire, si j’avais l’honneur de la connaître : « Vous êtes, sans doute, une femme supérieure. Votre tête est forte et votre imagination quelquefois pleine de charme, témoin ce que vous dites d’Herminie déguisée en guerrier. Votre expression a souvent de l’éclat, de l’élévation… Mais, malgré tous ces avantages, votre ouvrage est bien loin d’être ce qu’il aurait pu devenir. Le style en est monotone, sans mouvement et trop mêlé d’expressions métaphysiques. Le sophisme des idées repousse, l’érudition ne satisfait pas, et le cœur est trop sacrifié à la pensée… Votre talent n’est qu’à demi développé, la philosophie l’étouffe. » Voilà comment je parlerais à Mme de Staël sous le rapport de la gloire. J’ajouterais : « …Vous paraissez n’être pas heureuse ; vous vous plaignez souvent, dans votre ouvrage, de manquer de cœurs qui vous entendent. C’est qu’il y a certaines âmes qui cherchent en vain dans la nature des âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir… Mais comment la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours ? Comble-t-on le désert avec le désert ?… »

De cette époque date l’amitié de ces deux grands écrivains, dont les noms sont associés à la rénovation littéraire du XIXe siècle : Mme de Staël, Chateaubriand. Rivaux par les doctrines, ils le sont aussi par le talent. « Ces deux esprits si dignes l’un de l’autre, malgré leurs dissidences, inaugurent ensemble, remarque M. Demogeot, le mouvement intellectuel de notre époque. Les idées les plus fécondes que la littérature ait développées depuis la Restauration nous semblent déjà contenues en germe dans leurs ouvrages. Par eux, le XIXe siècle a posé son programme ; par eux, la poésie s’affranchit des lois arbitraires de la formule ; par eux commence l’insurrection contre la dernière autorité des âges précédents. Mais avec eux aussi renaissent, dans la liberté d’une forme nouvelle, les principes moraux et religieux qui doivent présider à la régénération sociale ; tous deux établissent, d’une manière plutôt diverse que contraire, le spiritualisme, la loi du devoir, la souveraineté de la justice et de la raison. »

Delphine parut en 1802. C’est un roman par lettres, un peu vague, un peu métaphysique ; mais ces défauts sont compensés par cette sensibilité, cette émotion dont Mme de Staël avait fait preuve dans ses premiers écrits. Delphine eut un grand succès, dû en partie aux préoccupations de l’heure présente, livrée aux discussions religieuses que venait de réveiller le Génie du christianisme, et encore à cette particularité que l’on se plaisait à y reconnaître des portraits, entre autres ceux de Benjamin Constant, de Talleyrand et de Mme de Staël elle-même. Delphine, comme le livre De la littérature, souleva des critiques injustes. Dans un article publié par le Mercure de France et signe de l’initiale P., on lisait ces lignes : « Delphine parle de l’amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier et de la morale comme un sophiste. » Ginguené prit la défense de l’auteur dans la Décade. Aucun ouvrage, dit-il, n’a depuis longtemps occupé le public autant que ce roman ;