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c’est un genre de succès qu’il n’est pas indifférent d’obtenir, mais qu’on est rarement dispensé d’expier. Plusieurs journalistes, dont on connaît d’avance l’opinion sur un livre d’après le seul nom de son auteur, se sont déchaînés contre Delphine ou plutôt contre Mme  de Staël, comme des gens qui n’ont rien à ménager… Ils ont attaqué une femme, l’un avec une brutalité de collège, l’autre avec le persiflage d’un bel esprit de mauvais lieu, tous avec la jactance d’une lâche sécurité. »

Dès 1797, Mme  de Staël était revenue à Paris habiter son hôtel de la rue de Grenelle, prés de la rue du Bac. Son mari la suivit et reprit ses fonctions d’ambassadeur de la cour de Suède près la République française ; il devait mourir cinq années après, en 1802. Au sein de cette société qu’elle aimait, elle recommença à ouvrir un cercle. Bien que particulièrement liée avec Benjamin Constant, Camille Jordan et tous les membres du parti clichien, elle les abandonna, dit-on, au 18 fructidor. C’est à ce propos qu’on a dit d’elle : « Pour faire une révolution, elle ferait jeter tous ses amis dans la rivière, quitte à les repêcher le lendemain par bonté d’âme. » Nous ne discuterons pas ici en détail la conduite de la fille de Necker ni la ligne politique qu’elle suivit. Ceux qui voudront l’étudier ne devront s’adresser ni aux royalistes ni davantage aux conventionnels, mais à elle-même et lire ses Considérations sur la Révolution française. On dit encore qu’elle fut l’âme du cercle constitutionnel créé pour soutenir la constitution de l’an III. Quoi qu’il en soit, elle eut assez d’influence pour faire donner le portefeuille de l’extérieur à Talleyrand, qu’elle estimait beaucoup alors et que depuis elle peignit dans Delphine sous les traits d’une vieille coquette égoïste et sèche. C’est que Talleyrand, qui devait tout à Mme  de Staël, la paya de la plus profonde ingratitude. Du jour où il y eut danger pour lui, pour son portefeuille, il s’éloigna sans vergogne de son ancienne protectrice. Le 18 brumaire avait mis fin au crédit de Mme  de Staël. Sur la scène politique du nouveau régime, il n’y avait pas place pour les femmes. À partir de ce moment, il y eut une lutte sans merci entre elle et Bonaparte, lutte qui dura quinze années et qui n’est pas l’épisode le moins curieux de la vie de Mme  de Staël. Son salon devint le rendez-vous des mécontents, le lieu d’où partaient les propos hostiles dirigés contre le premier consul. Avertie par le ministre de la police, Fouché, des conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter pour elle, elle n’en tint pas compte. Les fréquents voyages qu’elle faisait à Coppet, auprès de son père, enfin la publication des Dernières vues de politique et de finances de M. Necker, à laquelle on suppose qu’elle avait pris une large part, achevèrent de faire prendre ombrage au pouvoir naissant, qui lui rendit le service de l’exiler. L’hostilité de Napoléon lui valut plus de sympathie qu’elle n’en avait jusqu’alors rencontré. Elle quitta Paris ou plutôt Saint-Brice, où elle demeurait avec Mme  Récamier, et partit pour l’Allemagne. À Weimar, où elle séjourna durant les années 1803 et 1804, elle se prit d’un vif enthousiasme pour Goethe et Schiller. Une lettre de celui-ci à Goethe montre combien ces deux illustres maîtres prirent plaisir à l’étudier, à l’analyser, pour ainsi dire. « Elle représente, lui écrit-il, l’esprit français sous un jour vrai et très-intéressant. Dans tout ce que nous appelons philosophie, par conséquent dans toutes les questions élevées et décisives, on se trouve en désaccord avec elle, et toutes les conversations n’y peuvent rien. Mais son naturel et son sentiment valent mieux que sa métaphysique, et sa belle intelligence touche à la puissance du génie. Elle veut tout éclaircir, tout comprendre, tout mesurer ; elle ne vous concède rien d’obscur, d’inaccessible, et tout ce qu’elle ne peut pas éclairer de son flambeau n’existe point pour elle ; aussi a-t-elle une peur affreuse de la philosophie idéaliste, qui, à son insu, mène au mysticisme et à la superstition, et c’est là l’atmosphère où elle s’anéantit. Il n’y a pas en elle de sens pour ce que nous appelons poésie ; d’une œuvre de ce genre elle ne s’assimile que la passion, l’éloquence et l’esprit général ; mais si le bon lui échappe parfois, elle n’estimera jamais le mauvais. » De Weimar, Mme  de Staël se rendit à Berlin et reçut à la cour de Prusse un accueil empressé. C’est alors que, rappelée à Coppet par la mort de Necker, après avoir fait, en 1805, une courte excursion en Italie, elle se fixa définitivement au château paternel et y tint une espèce de cour qui eut, sous l’Empire, une grande célébrité.

Mme  de Staël avait mis à profit ses voyages en Allemagne et en Italie pour ébaucher deux grands ouvrages : De l’Allemagne et Corinne. Corinne parut d’abord (1807, 2 vol. in-12). Le succès de ce roman fut plus grand encore que celui de Delphine ; il retentit dans l’Europe entière. Jamais Mme  de Staël n’avait atteint à une telle hauteur ; jamais elle n’avait été plus profonde et à la fois plus poétique, plus éloquente. Corinne, c’est la glorification de l’Italie et en même temps la personnification idéale de la femme moderne. « C’est Delphine encore, dit Benjamin Constant, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés un plein essor et toujours doublement inspirée par le talent et par l’amour. » On raconte que Napoléon ressentit une profonde irritation du concert d’éloges qui s’éleva autour de cette œuvre. Est-ce parce qu’elle était l’œuvre de son ennemie, de celle qui depuis cinq ans le bravait, ou bien parce que cette image radieuse, idéale de Corinne couronnée de lauriers contrariait son but ? S’il faut en croire une anecdote que rapporte Villemain, le dominateur de la France fut tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu’il en composa lui-même une critique insérée au Moniteur.

Après la publication de Corinne, Mme  de Staël ne se crut plus momentanément en sûreté même en sa résidence de Coppet ; elle dut fuir et, en 1808, retourna en Allemagne pour y terminer le livre qu’elle avait ébauché lors de son premier voyage en 1803 et 1804. C’est de Vienne qu’elle data la lettre suivante adressée à Talleyrand et par laquelle elle essayait, sinon de rentrer en grâce, du moins de se faire rendre par Napoléon 2 millions, prêtés autrefois par Necker à Louis XVI. Cette lettre, pleine de finesse et de réticences, a de l’importance au point de vue biographique :

« Vienne, ce 3 avril 1808.

« Vous serez étonné de recevoir une écriture dont vous avez perdu le souvenir. À la distance où nous sommes, il me semble que je m’adresse à vous comme d’un autre monde, et ma vie a tellement changé que je puis aisément me faire cette illusion. J’ai dit à mon fils d’aller vous trouver et de vous demander franchement et simplement de vous intéresser à la liquidation des 2 millions qui font plus de la moitié de notre fortune et de l’héritage de mes enfants. C’est une douleur cruelle pour moi de penser que je nuis à ma famille, qu’ils seraient payés si demain je n’existais plus ; car cette dette a un caractère si sacré, que les préventions de l’empereur contre moi peuvent seules l’empêcher de statuer sur elle, et cependant il me semble qu’aux yeux de l’Europe, si Europe il y a pour moi, l’exil paraîtrait moins cruel si l’on se montrait juste envers la fortune. J’en ai assez dit sur ce sujet à vous qui devinez tout. Vous m’écriviez, il y a treize ans, d’Amérique : « Si je reste encore un an ici, j’y meurs. » J’en pourrais dire autant du séjour de l’étranger : j’y succombe ; mais le temps de la pitié est passé, la nécessité a pris sa place. Voyez cependant si vous pouvez rendre service à mes enfants. Je le crois ; si vous le pouvez, vous le ferez. Je n’ai aucun moyen quelconque de vaincre les préventions de l’empereur contre moi. S’il ne croit pas que six ans d’exil et six ans de plus sont un siècle pour la pensée, s’il ne croit pas que je suis une autre personne, ou du moins que la moitié de ma vie est éteinte et que le repos de la patrie me paraîtrait les champs Élysées, je n’ai aucun moyen, dans ma situation, de le lui prouver ; mais vous, qui vous souvenez peut-être encore quelquefois de moi, ne pourriez-vous pas lui dire quelle personne je dois être à présent, quelle personne la reconnaissance envers lui me ferait ; enfin, tout ce que vous savez aussi bien que moi ?

« Adieu ; ne causerai-je donc pas une fois avec vous avant la vallée de Josaphat ? J’ai le projet d’aller en Amérique ; il me faut une patrie pour mes fils ; je demanderai à New-York où vous avez logé. Il y a des moments où, malgré mon dégoût profond de la vie, je suis assez aimable ; alors je pense que j’ai appris cette langue de vous ; mais avec qui la parler ! Adieu. Êtes-vous heureux ? Avec un esprit si supérieur, n’allez-vous pas quelquefois au fond de tout, c’est-à-dire jusqu’à la peine ? Moi, je voudrais me distraire et je ne le puis. Ce qui me fait mal surtout, c’est de ne pouvoir donner à mes enfants ni leur patrie ni l’héritage de mon père. Si vous me soulagez de cela, je joindrai ce moment-ci à notre dernier entretien, et l’intervalle sera comblé. Adieu, encore une fois ; je ne sais finir qu’ainsi avec vous.

             « Necker de Staël. »

Napoléon fit la sourde oreille, et Mme  de Staël n’obtint le remboursement de sa créance que sous la Restauration, mais elle put revenir sans crainte à Coppet. « La vie de Coppet, dit Sainte-Beuve, était une vie de château. Il y avait souvent jusqu’à trente personnes, étrangers et amis ; les plus habituels étaient Benjamin Constant, M. Auguste Wilhelm de Schlegel, M. de Sabran, M. de Sismondi, M. de Bonstetten, les barons de Voigt, de Balk, etc. ; chaque année y ramenait une ou plusieurs fois M. Matthieu de Montmorency, M. Prosper de Barante, le prince Auguste de Prusse, la beauté célèbre désignée par Mme  de Genlis sous le nom d’Athénaïs (Mme  Récamier), une foule de personnes du monde, des connaissances d’Allemagne ou de Genève. Les conversations philosophiques, littéraires, toujours piquantes ou élevées, s’engageaient déjà vers onze heures du matin, à la réunion du déjeuner ; on les reprenait au dîner, dans l’intervalle du dîner au souper, lequel avait lieu à onze heures du soir, et encore au delà, souvent jusqu’après minuit. Benjamin Constant et Mme  de Staël y tenaient surtout le dé. C’est là que Benjamin Constant, que nous, plus jeunes, n’avons guère vu que blasé, sortant de sa raillerie trop invétérée par un enthousiasme un peu factice, censeur toujours prodigieusement spirituel, mais chez qui l’esprit à la fin avait hérité de toutes les autres facultés et passions plus patentes, c’est là qu’il se montrait avec feu et naturellement ce que Mme  de Staël le proclamait sans prévention, le premier esprit du monde. Il était certes le plus grand des hommes distingués. Leurs esprits du moins à tous les deux se convenaient toujours ; ils étaient sûrs de s’entendre par là. Rien, au dire des témoins, n’était éblouissant et supérieur comme leur conversation engagée dans ce cercle choisi, eux deux tenant la raquette magique du discours et se renvoyant, durant des heures, sans manquer jamais, le volant de mille pensées entre-croisées. Mais il ne faudrait pas croire qu’on fût là de tout point sentimental ou solennel ; on y était souvent simplement gai : Corinne avait des jours d’abandon. On jouait souvent à Coppet des tragédies, des drames ou des pièces chevaleresques de Voltaire, Zaïre, Tancrède, si préféré de Mme  de Staël, ou des pièces composées exprès par elle ou par ses amis. Ces dernières s’imprimaient quelquefois à Paris, pour qu’on pût ensuite apprendre plus commodément les rôles. L’intérêt qu’on mettait à ces envois était vif, et quand on avisait à de graves corrections dans l’intervalle, vite on expédiait un courrier et, en certaines circonstances, un second pour rattraper ou modifier la correction déjà en route. La poésie européenne assistait à Coppet dans la personne de plusieurs représentants célèbres. Zacharias Werner, l’un des originaux de cette cour et dont on jouait l’Attila et les autres drames avec grand renfort de dames allemandes, Werner écrivait vers ce temps (1809) au conseiller Schneffer (nous atténuons pourtant deux ou trois traits, auxquels l’imagination, malgré lui sensuelle et voluptueuse, du mystique poëte s’est trop complue) : « Mme  de Staël est une reine, et tous les hommes d’intelligence qui vivent dans son cercle ne peuvent en sortir, car elle les y retient par une sorte de magie. Tous ces hommes-là ne sont pas, comme on le croit follement en Allemagne, occupés à la former ; au contraire, ils reçoivent d’elle l’éducation sociale. Elle possède d’une manière admirable le secret d’allier les éléments les plus disparates, et tous ceux qui l’approchent ont beau être divisés d’opinion, ils sont tous d’accord pour adorer cette idole. Mme  de Staël est d’une taille moyenne, et son corps, sans avoir une élégance de nymphe, a la noblesse des proportions… Elle est forte, brunette, et son visage n’est pas à la lettre fort beau, mais on oublie tout dès que l’on voit ses yeux superbes, dans lesquels une grande âme divine, non seulement étincelle, mais jette feu et flamme. Et si elle laisse parler complètement son cœur, comme cela arrive si souvent, on voit comme ce cœur élevé déverse encore tout ce qu’il y a de vaste et de profond dans son esprit, et alors il faut l’adorer comme mes amis A.-W. Schlegel et Benjamin Constant, etc. » Il n’est pas inutile de se figurer l’auteur galant de cette peinture, Werner, bizarre de mise et volontiers barbouillé de tabac, muni qu’il était d’une tabatière énorme, où il puisait à foison durant ses longues digressions érotiques et platoniques sur l’androgyne ; sa destinée était de courir sans cesse, disait-il, après cette autre moitié de lui-même, et, d’essai en essai, de divorce en divorce, il ne désespérait pas d’arriver enfin à reconstituer son tout primitif.

Le poëte danois Œhlenschlager a raconté en détail une visite qu’il fit à Coppet ; nous emprunterons quelques traits à son récit : « Mme  de Staël vint avec bonté au-devant de moi, raconte-t-il, et me pria de passer quelques semaines à Coppet, tout en me plaisantant avec grâce sur mes fautes de français. Je me mis à lui parler allemand ; elle comprenait très-bien cette langue et ses deux enfants la comprenaient et la parlaient très-bien aussi. Je trouvai chez Mme  de Staël Benjamin Constant, Auguste Schlegel, le vieux baron Voigt d’Altona, Bonstetten de Genève, le célèbre Simonde de Sismondi et le comte de Sabran, le seul de toute cette société qui ne sût pas l’allemand… Schlegel était poli à mon égard, mais froid… Mme  de Staël n’était pas jolie, mais il y avait dans l’éclair de ses yeux noirs un charme irrésistible, et elle possédait au plus haut degré le don de subjuguer les caractères opiniâtres et de rapprocher par son amabilité des hommes tout à fait antipathiques. Elle avait la voix forte, le visage un peu mâle, mais l’âme tendre et délicate… Elle écrivait alors son livre sur l’Allemagne et nous en lisait chaque jour une partie. On l’a accusée de n’avoir pas étudié elle-même les livres dont elle parle dans cet ouvrage et de s’être complètement soumise au jugement de Schlegel. C’est faux. Elle lisait l’allemand avec la plus grande facilité. Schlegel avait bien quelque influence sur elle, mais très-souvent elle différait d’opinion avec lui et elle lui reprochait sa partialité… Schlegel, pour l’érudition et pour l’esprit duquel j’ai un grand respect, était en effet imbu de partialité. Il plaçait Calderon au-dessus de Shakspeare ; il blâmait sévèrement Luther et Herder. Il était, comme son frère, infatué d’aristocratie… Si l’on ajoute à toutes les qualités de Mme  de Staël qu’elle était riche, généreuse, on ne s’étonnera pas qu’elle ait vécu dans son château enchanté comme une reine, comme une fée ; et sa baguette magique était peut-être cette petite branche d’arbre qu’un domestique devait déposer chaque jour sur la table à côté de son couvert et qu’elle agitait pendant la conversation. »

En 1810, Mme  de Staël se hasarda à venir incognito à Paris pour y faire imprimer son livre De l’Allemagne. Fouché eut vent de cette affaire, fit saisir l’édition entière chez l’imprimeur, et dix mille exemplaires, prêts à être mis dans le commerce, furent détruits. Trois ans après seulement l’ouvrage parut à Londres. C’est en somme le meilleur titre littéraire de Mme  de Staël ; il offre un tableau complet et intéressant, malgré ses inexactitudes, de la philosophie et de la littérature d’outre-Rhin. « À l’époque où il parut, la littérature allemande, dit M. Demogeot, était encore pour nous un monde inconnu, bien plus, un monde dédaigné et moqué. Voltaire se bornait à souhaiter aux Allemands plus d’esprit et moins de consonnes. Mme  de Staël prit une glorieuse initiative. Elle osa pénétrer la première dans cette forêt hercynienne, et non-seulement elle y entra avant tous, mais encore elle en dressa le plan avec plus de vérité que ne l’ont fait ceux qui y sont entrés à sa suite ; la plus grande partie des ouvrages écrits en France sur l’Allemagne restent fort au-dessous de ce premier essai, destiné à faire connaître l’Allemagne aux Français. Déjà, dans ses œuvres précédentes, Mme  de Staël avait montré toute la force de son esprit ; dans l’Allemagne, elle s’élève au-dessus d’elle-même en s’arrachant aux préjugés français et en renonçant au point de vue sensualiste de la philosophie du XVIIIe siècle. C’est peut-être là le plus grand service que ce généreux esprit ait rendu à la France et à la philosophie. La sphère où vivaient Goethe, Schiller, Kant et Hegel s’ouvrit à nos regards. Si l’auteur ne comprit pas toujours ces grands hommes, elle donna du moins le désir de les connaître. Ses erreurs même sont moins nombreuses qu’on ne s’est plu à le dire. L’instinct du vrai et du beau chez elle suppléait à l’imperfection nécessaire des connaissances. »

Cet ouvrage, cependant, est-il sans reproche ? Il a un défaut capital, qu’il partage avec Delphine et Corinne. Dès le premier de ces romans, ne semble-t-il pas que Mme  de Staël rende la France entière solidaire de l’oppression de Bonaparte et se venge en la dénigrant ? Cette tendance fâcheuse, blâmable chez un esprit si élevé, s’accuse davantage encore dans Corinne et définitivement dans l’Allemagne. Que de passages, en effet, où elle rabaisse les gloires littéraires de sa patrie et la dénigre ! Voyageant en Allemagne en 1808, elle disait souvent : « Tout ce que je vois ici est meilleur, plus instruit, plus éclairé que la France. » Il est vrai qu’elle ajoutait aussitôt : « Mais qu’un petit morceau de France ferait bien mieux mon affaire ! » C’était là au fond son vrai sentiment.

La destruction de son livre ne fut pas le seul châtiment infligé à l’auteur de l’Allemagne ; Mme  de Staël fut obligée de se retirer à Coppet, avec défense de s’en écarter de plus de deux lieues. De plus, on fit le vide autour de la prisonnière. Schlegel reçut l’ordre de ne pas la voir, et Mme  Récamier et Matthieu de Montmorency furent exilés pour avoir mis les pieds chez elle. En 1812, elle parvint à s’échapper, parcourut le Tyrol, l’Autriche, la Galicie, la Pologne, alla à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, ranimant partout sur son passage l’ardeur des ennemis de Napoléon ; enfin, elle alla à Londres, d’où elle revint en France après les désastres de 1814.

Elle avait connu en Angleterre Louis XVIII, et elle voyait volontiers en lui l’homme apte à doter la France de la royauté constitutionnelle à l’anglaise, qui avait été son rêve à l’aurore de la Révolution ; mais elle connaissait aussi ces émigrés qui rentraient avec elle, pleins d’arrogance et d’entêtement. « Ils perdront les Bourbons, » disait-elle. Ce qui ne manqua pas d’arriver. Durant les Cent-Jours, elle se retira en Suisse. Napoléon lui fit savoir qu’elle pouvait revenir à Paris et lui laissa espérer le remboursement par le Trésor des 2 millions qu’elle réclamait. Elle répondit : « Napoléon s’est bien passé de constitution et de moi pendant douze ans, et à présent même il ne nous aime guère plus l’un que l’autre. »

Mme  de Staël avait, en 1810, contracté un second mariage avec M. de Rocca, jeune officier italien au service de la France. En 1816, M. de Rocca tomba malade à Pise ; elle s’y rendit pour le soigner, mais elle-même était atteinte d’un mal incurable ; elle fut obligée de revenir à Paris, où elle mourut bientôt après, le 14 juillet 1817. Sainte-Beuve a donné sur ses dernières années des détails intimes, par lesquels nous compléterons cet article ; « L’amertume que lui causa la suppression inattendue de son livre (l’Allemagne) fut grande. Six années d’études et d’espérances détruites, un redoublement de persécution au moment où elle avait lieu de compter sur une trêve, et d’autres circonstances contradictoires, pénibles, faisaient de sa situation, à cette époque, une crise violente, une décisive épreuve, qui l’introduisait sans retour dans ce que j’ai appelé les années sombres. Jusque-là les orages mêmes avaient laissé jour pour elle à des reflets gracieux, à des attraits momentanés, et, selon sa propre expression si charmante, à quelque air écossais dans sa vie. Mais, à partir de là, tout devient plus âpre. La jeunesse d’abord, cette grande et facile consolatrice, s’enfuit. Mme  de