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créance de plusieurs millions que le gouvernement anglais avait mise sous le séquestre, il désira ardemment la chute de l’homme qu’il avait tant adulé, entra en relations intimes avec Fouché, qui avait le même désir, et attendit l’heure de la catastrophe, qui ne se fit pas attendre.

En 1813, après le désastre de Russie et la bataille de Leipzig, Savary, duc de Rovigo, engagea Napoléon à appeler auprès de lui Talleyrand, dont la souplesse d’esprit ne lui serait point inutile dans les graves circonstances où il se trouvait. Appelé à Saint-Cloud, le prince de Bénévent déclara qu’il était prêt à redevenir ministre des affaires étrangères ; mais il demanda que Napoléon fît la paix, quelles que fussent les conditions qu’on exigeât de lui. Il demanda, en outre, à conserver, avec le portefeuille des affaires étrangères, le titre de vice-grand électeur. Cette entrevue n’aboutit point, et Talleyrand continua à suivre d’un œil attentif la marche des événements, vivant au milieu d’un cercle d’intimes, l’abbé de Pradt, le baron Louis, le duc de Dalberg, Montrond, les généraux Beurnonville et Dessolles, tous hostiles à l’Empire. Il n’en accepta pas moins, lors du second départ de Napoléon pour l’armée (janvier 1814), une place dans le conseil de régence ; mais, d’une part, il s’attacha à préparer le Sénat à accepter la chute de l’Empire ; de l’autre, il chargea, avec le duc de Dalberg, le baron de Vitrolle de se rendre auprès des plénipotentiaires des souverains alliés et de préparer les voies à une restauration des Bourbons. Lorsque les alliés entrèrent à Paris, il reçut dans son hôtel de la rue Saint-Florentin l’empereur Alexandre et s’attacha à le circonvenir, en même temps qu’il agissait auprès de MM. de Nesselrode et de Metternich. Les princes alliés ne songeaient guère qu’à affaiblir la France et étaient fort indifférents, excepté le roi d’Angleterre, à l’endroit du gouvernement qu’il plairait au pays de se donner. Le czar personnellement penchait pour la régence de Marie-Louise au nom de Napoléon II. Talleyrand obtint de lui la déclaration « qu’il ne traiterait plus avec l’empereur Napoléon et sa famille. » À la suite de cette déclaration rendue publique, le Sénat prononça la déchéance de l’Empire (1er avril 1814), et M. de Talleyrand, qui dicta l’acte de déchéance, devint président du gouvernement provisoire. En entraînant la plus grande partie du Sénat et l’empereur Alexandre à accepter les Bourbons, il avait la conviction que Louis XVIII ne pourrait oublier un pareil service et qu’il occuperait dans le nouveau gouvernement la plus haute situation.

Le 12 avril, le comte d’Artois, lieutenant général du royaume, fit son entrée à Paris. « Le bonheur que nous éprouvons sera à son comble, lui dit Talleyrand, si Monseigneur reçoit, avec la bonté divine qui distingue son auguste maison, l’hommage de notre tendresse religieuse. » Charmé de ce langage bassement adulateur, le comte d’Artois laissa Talleyrand diriger les négociations avec les alliés et débattre les conditions de l’armistice du 23 avril. Le 12 mai, il fut nommé par Louis XVIII ministre des affaires étrangères. Au début des négociations qui s’ouvrirent pour le traité de Paris, Talleyrand déclara qu’il renonçait au titre de prince de Bénévent, par déférence pour le saint-siége possesseur de ce fief, et il signa ses actes publics du nom de Charles-Maurice Talleyrand. Grâce à la bienveillance de l’empereur Alexandre, il obtint pour la France, dans le traité du 31 mai, des conditions de paix relativement assez douces. Il se rendit ensuite, en qualité de ministre plénipotentiaire, au congrès de Vienne (22 septembre 1814), où, bien qu’il y eût peu d’influence, il obtint que la Saxe ne fût point absorbée par la Prusse et fit restaurer les Bourbons sur le trône de Naples. Le roi Ferdinand lui donna alors le titre de duc de Dino, qu’il transmit à son neveu. Le 3 janvier 1815, il signa, avec les représentants de l’Angleterre et de l’Autriche, un traité secret ayant pour objet de s’opposer aux prétentions de la Russie, et il indisposa vivement contre lui l’empereur Alexandre. Lorsque Napoléon revint de l’île d’Elbe, Talleyrand proposa aux puissances de le mettre au ban de l’empire. Il résista aux tentatives qui furent faites par Bonaparte pour le rattacher à sa cause, car il avait la parfaite conviction que l’empire restauré n’aurait qu’une éphémère durée. S’étant rendu auprès de Louis XVIII à Gand, il combattit l’influence de M. de Blacas et, après Waterloo, il engagea ce prince à signer la proclamation de Cambrai et à apporter quelques modifications libérales dans la charte de 1814. Le 9 juillet, il prit le portefeuille des affaires étrangères dans le cabinet dont faisait partie le duc d’Otrante. Il essaya, sans succès, de combattre les exigences draconiennes des alliés. « La situation lui paraissait si grave, dit Capefigue, qu’il se montrait indifférent à tous les détails, à tous les épisodes violents de l’occupation de Paris, sans penser à autre chose qu’à un traité de paix définitif, se contentant de dire : « Laissez les alliés se déshonorer. » On lui a reproché de ne pas avoir protesté contre le pillage des musées et des dépôts publics. Quand des plaintes venaient à lui, le prince se bornait à dire : « Ce n’est pas une affaire. » Le 28 septembre 1815, il dut remettre au duc de Richelieu le portefeuille des affaires étrangères. Il reçut en compensation les fonctions de grand chambellan avec un traitement de 100,000 francs.

Vainement Talleyrand pensait revenir bientôt aux affaires. Il comprit vite que sa disgrâce était réelle. Bien qu’il eût grand soin de ne pas se compromettre, quelques mots piquants, dans lesquels il exhalait son dépit, furent répétés à Louis XVIII, qui, dans un moment d’irritation, lui interdit l’entrée de la cour, mais revint bientôt sur cette détermination d’après le conseil du duc de Richelieu. Toutefois, Talleyrand ne désespérait pas de revenir au pouvoir et suivait d’un œil attentif les fluctuations de la politique afin d’essayer d’en profiter, se préparant à toutes les combinaisons, offrant à la droite de gouverner avec un coup d’État, proposant à. la gauche une solution libérale avec le baron Louis, Dalberg, etc. Il en fut pour ses intrigues et dut confiner son action politique effective à la Chambre des pairs, dont il faisait partie depuis 1814, et où il prononça, à diverses reprises, des discours, notamment sur la presse et contre l’expédition d’Espagne. Lorsqu’il vit la direction que prenait la politique de Charles X, il entrevit sans peine la chute de ce prince, entretint des relations avec le Palais-Royal, particulièrement avec la princesse Adélaïde, sœur du duc d’Orléans, et laissa soupçonner qu’il entrevoyait comme prochaine en France une révolution analogue à celle de 1688 en Angleterre.

Lorsque éclata la révolution de Juillet 1830, le duc d’Orléans, devenu lieutenant général, consulta Talleyrand pour savoir s’il devait accepter le litre de roi, s’il serait reconnu comme tel par les puissances. Le diplomate s’adressa aussitôt à Wellington, qui dirigeait le cabinet britannique, obtint une réponse satisfaisante et, convaincu que la Russie ne s’opposerait pus à la marche des événements, il engagea Louis-Philippe à prendre la couronne. Le mois suivant, il partit pour Londres en qualité d’ambassadeur. Il y reçut l’accueil le plus empressé du cabinet de Saint-James et jeta les bases de l’alliance anglo-française, si connue sous le nom d’entente cordiale et qui procura à la France une longue série d’années de paix. Pour consolider cette alliance, il engagea Louis-Philippe à refuser le trône de Belgique pour le duc de Nemours. Au mois de novembre 1834, il demanda au roi d’être déchargé de ses fonctions et revint à Paris. À partir de ce moment, il cessa de prendre part aux affaires publiques. Jusqu’à la fin de sa vie, il conserva l’intégrité de ses facultés intellectuelles, sa finesse d’esprit et l’exquise affabilité de ses manières. Le 3 mars 1838, il prononça devant l’Académie des sciences morales l’éloge de l’ancien ministre des affaires étrangères Reinhard ; il y traça un portrait des qualités du diplomate, dans lequel il se prit lui-même pour modèle. Dans les derniers temps de sa vie, Royer-Collard et le jeune abbé Dupanloup lui conseillèrent de se rapprocher de l’Église. À la suite d’une crise qui faillit l’emporter, il consentit à écrire, au mois de mars 1838, une pièce destinée au pape et qu’il désigna sous le nom de rétractation. Dans cette pièce, il disait notamment : « Je suis arrivé, au terme d’un grand âge et après une longue expérience, à blâmer les excès du siècle auquel j’ai appartenu, à condamner franchement les graves erreurs qui, dans cette longue suite d’années, ont troublé et affligé l’Église catholique, apostolique et romaine et auxquelles j’ai eu le malheur de participer. » Toutefois, ce ne fut que le matin même de sa mort, le 17 mai 1838, qu’il se décida à signer ce dernier acte de diplomatie cauteleuse. Quelques heures avant sa mort, Louis-Philippe étant allé le voir, le moribond, qui souffrait cruellement d’un anthrax au dos, se souleva péniblement et lui dit : « Sire, c’est le plus grand honneur qu’ait reçu ma maison. » Il devait être courtisan jusqu’au bout.

Nous avons dit que Talleyrand avait épousé Mme Grand. Cette Mme Grand était la fille d’un nommé Worley, capitaine du port de Pondichéry ; elle n’avait que seize ans lorsque son père la maria à un Suisse, M. Grand, qui résida successivement à Chandernagor et à Calcutta. Ce fut dans cette dernière ville qu’elle fut courtisée par Philip Francis, qui cherchait dans les intrigues amoureuses une distraction à ses querelles avec Hastings, le gouverneur de l’Inde, et qui a passé pour auteur des célèbres Lettres de Junius. Il affirma qu’il n’avait éprouvé pour la belle Indienne qu’un sentiment purement platonique, jusqu’au jour où il fut surpris chez elle et tomba dans un guet-apens imaginé par le mari, qui lui intenta un procès en conversation criminelle et le fit condamner à 50,000 roupies de dommages-intérêts. C’était payer un peu cher une innocente admiration. Aussi, Francis voulut en avoir pour son argent, et il vécut une année avec Mme Grand, jusqu’au jour où elle se laissa enlever par un autre amant qui l’emmena en Europe. Ses aventures ne furent pas moins nombreuses que celles de la fiancée du roi de Garbe, jusqu’au jour où le hasard la mit en présence du prince de Talleyrand. Voici comment la chose se fit. C’était sous le Directoire, peu de jours après la nomination de Talleyrand au ministère des relations extérieures. Mme Grand arrivait de Londres presque sans ressource et chargée par des émigrés de négociations peu importantes ; elle était descendue dans un très-modeste logement garni, dans cette partie de la rue Saint-Nicaise où plus tard eut lieu l’explosion de la machine infernale. L’arrivée de Mme Grand suffit pour alarmer l’ombrageuse police, et elle était suivie partout, lorsque, ayant été faire une visite à la marquise de Sainte-Croix, sœur de l’avocat général Talon, et par conséquent tante de Mme de Cayla, Mme de Sainte-Croix lui conseilla d’aller sur-le-champ trouver M. de Talleyrand et de dire au citoyen ministre tout ce qu’elle pouvait savoir sur l’Angleterre. Mme Grand monte dans un fiacre et se fait conduire tremblante rue du Bac, à l’ancien hôtel Galifet, où était alors le ministère des relations extérieures. Il était dix heures du soir quand elle y arriva, et ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés que le suisse Joris consentit à la laisser pénétrer jusqu’aux appartements du ministre. Elle y parvint pourtant et se fit annoncer comme une dame émigrée ayant les plus importantes révélations à faire au ministre. Mme Grand est reçue dans un salon particulier ; elle ne cache point les poursuites dont elle est l’objet et demande un asile. Le ministre craint d’abord de se compromettre et refuse. Cependant la vue d’une femmeen larmes, l’aspect de la plus belle chevelure blonde qui ait peut-être jamais existé, tout cela amollit le cœur du ministre ;

Car, pour être ministre, on n’en est pas moins homme.

On donne donc des ordres pour faire préparer dans le haut de l’hôtel une simple chambre pour la belle réfugiée, et le citoyen ministre, après l’avoir fait conduire dans son appartement, rentre dans le salon le sourire aux lèvres. Cette gaieté n’échappa point aux regards de M. de Sainte-Foix et du duc de Laval. Le ministre ne leur cacha point quel genre d’hospitalité il venait d’accorder ; on prétend même que la conversation des trois amis aurait rappelé celle des vieillards de l’Écriture sainte, si la belle émigrée eût mieux ressemblé à Suzanne. Le lendemain, la politesse exigeait que le maître du lieu s’informât comment sa pensionnaire avait passé la nuit ; elle parut plus belle encore à son réveil et fut tout naturellement invitée à déjeuner, puis à dïner ; puis enfin Mme Grand ne sortit plus de l’hôtel. Mme Grand avait ce genre de beauté qui est le plus rare et le plus admiré en France. Elle était d’une taille élancée, avec cette langueur dans la démarche particulière aux créoles, de beaux yeux noirs bien ouverts et caressants, des traits délicats, des cheveux blonds dont les nombreuses boucles encadraient merveilleusement un front d’une blancheur de lis, pur et calme comme celui d’un enfant. Elle avait d’ailleurs conservé une grâce enfantine dans sa physionomie et dans toute sa personne ; c’était ce qui la distinguait des femmes de Paris qui pouvaient rivaliser avec elle pour la beauté, ressemblant plutôt sous ce rapport à Mme Récamier qu’à Mme Tallien ou à Mme de Beauharnais. Mme Grand vécut publiquement avec le ministre des affaires étrangères : les mœurs du temps autorisaient ces liaisons. Quand Napoléon se fut emparé du pouvoir, il fut atteint d’un accès de matrimoniomanie qui s’étendit à tout ce qui l’entourait, et il signifia à Talleyrand qu’il eût à se marier s’il voulait conserver ses bonnes grâces. L’ancien évêque d’Autun, ayant reçu de la cour de Rome un bref qui le déliait de tous ses vœux, contracta en grand secret une union civile avec la belle réfugiée qui était venue chercher asile chez lui. Mais une autre difficulté restait : M. Grand vivait encore, il était même alors à Paris et faisait semblant de vouloir réclamer sa femme. Afin de le faire consentir à renoncer à elle pour toujours par un divorce, il fallut non-seulement lui payer une grosse somme, mais encore lui donner une place. Par un acte de haute diplomatie et d’économie nationale, Talleyrand obtint cette place de la république batave, qui n’avait rien à refuser au gouvernement de la république française. L’ancien mari de Mme Grand fut nommé conseiller de régence au Cap de Bonne-Espérance, et Talleyrand en fut débarrassé pour toujours. Tous les contemporains de Mme Grand sont unanimes en un point, c’est que sa bêtise égalait sa beauté ; on en cite des traits nombreux. Ainsi, Moore, l’ami de lord Byron, lui ayant demandé de quelle partie du monde elle était, elle répondit : « Je suis d’Inde. » L’histoire la plus connue est celle qui lui arriva lorsqu’elle prit Denon pour Robinson Crusoë. Talleyrand lui avait dit de parcourir les œuvres du célèbre voyageur afin de pouvoir lui parler de ses aventures. Grand fut l’étonnement de tous les convives lorsqu’on l’entendit demander au savant des nouvelles de son chapeau pointu et de son serviteur Vendredi, Elle avait lu Robinson Crusoë, croyant lire les voyages de Denon. D’ailleurs il n’y avait pas beaucoup de quoi s’étonner, et souvent on en entendait de fortes à la table de Talleyrand comme dans les salons des Tuileries. Un jour, la maréchale Lefèvre, assistant à un magnifique dîner chez le diplomate, lui dit : « Mon Dieu ! vous nous avez donné un fier fricot, cela a dû vous coûter gros. — Ah ! madame, vous êtes bien bonne ; ça n’est pas le Pérou ! » répondit le prince. Talleyrand ne se faisait pas illusion sur la sottise de sa femme, mais il faisait contre fortune bon cœur ; il disait bien haut qu’il l’avait choisie la plus bête possible, attendu qu’une femme d’esprit peut compromettre son mari, tendis qu’une bête ne compromet jamais qu’elle-même. Mme de Talleyrand ne parut qu’une fois à la cour impériale, et il a été dit que ce fut par suite d’une convention entre son mari et Napoléon, qui lui avait reconnu le droit d’y venir, à condition qu’elle n’y viendrait plus après avoir constaté son droit. Napoléon a prétendu qu’il avait cessé de l’inviter parce qu’il avait découvert qu’elle avait reçu 400,000 francs de marchands génois qui espéraient obtenir certains avantages commerciaux par le moyen de son mari ; mais la chronique secrète donne une autre cause à cette défaveur. On raconte que le premier consul ayant témoigné à la nouvelle mariée l’espoir que la bonne conduite de la citoyenne Talleyrand ferait oublier les légèretés de Mme Grand, elle lui répondit naïvement, ou peut-être même malicieusement, car la femme la plus bête a toujours de l’esprit pour se défendre, qu’elle ne pourrait mieux faire que de suivre à cet égard l’exemple de la citoyenne Bonaparte. L’Empire avait forcé Talleyrand à se marier avec Mme Grand, la Restauration l’obligea à s’en séparer. Malgré le bref du pape, qui était fort explicite, l’ancien évêque d’Autun passait aux yeux de tous pour un prêtre marié, et scandalisait ces consciences si délicates. Talleyrand fut forcé de quitter sa femme, Chateaubriand de reprendre la sienne, et l’on fit à ce propos les quatre vers suivants :

Au diable soient les mœurs ! disait Chateaubriand,
Il faut auprès de moi que ma femme revienne.
— Je rends grâces aux mœurs, répliquait Talleyrand,
       Je puis enfin répudier la mienne.

Le diplomate fît à sa femme une pension de 60,000 livres, à la condition qu’elle resterait en Angleterre et n’en reviendrait pas sans sa permission. Sous le ministère Decazes, il apprit que Mme Grand était revenue à Paris et que ce retour était le fruit d’une malice royale. Le lendemain, le monarque lui parla avec intérêt de sa femme et lui demanda s’il était vrai que sa femme fût de retour à Paris : « Rien de plus vrai, sire, il fallait bien que moi aussi j’eusse mon vingt mars, » répondit le malin diplomate. Mme Grand passa les dernières années de sa vie à la villa Beau-séjour, à Auteuil, où elle avait loué un appartement en garni. Elle s’était attaché comme dame de compagnie une comtesse de l’ancien régime, qui la suivait à distance respectueuse quand elle sortait à pied. Si la comtesse s’approchait un peu trop de sa maîtresse, celle-ci se retournait et lui disait : « Comtesse, vous perdez le respect. » Mme Grand est morte dans ce séjour quelques années avant Talleyrand.

Nous avons ailleurs (v. diplomatie) tracé le portrait du duc de Bénévent ; nous le compléterons ici par quelques citations :

« Talleyrand parlait peu, dit Capefigue, avec un sens exquis, disant à propos tout ce qu’il fallait, avec précision et politesse ; il définissait une situation par un mot ; il terminait un débat par une phrase ; il avait vu tant d’événements, tant d’hommes et tant de passions qu’il ne pouvait s’émouvoir de peu ; il s’était accoutumé à opposer une figure impassible aux emportements, aux colères qui éclataient autour de lui ; il savait répondre un mot charmant quand on semblait lui faire un reproche, et il en avait besoin avec Napoléon, le plus emporté et souvent le plus mordant des interlocuteurs. Un jour, Napoléon lui adressa brusquement ce reproche :

« On dit, monsieur de Talleyrand, que vous êtes fort riche : vous avez joué à la Bourse avec bonheur. — Oui, sire, répondit-il, j’ai acheté des fonds consolidés la veille du 18 brumaire. » La Bourse avait toujours été la passion de Talleyrand ; depuis de Calonne, il avait des dépôts d’argent à Amsterdam, à Hambourg, à Londres même. Nous avons dit plus haut par quels procédés encore moins avouables il avait su accroître sa fortune et subvenir aux dépenses excessives que lui causaient son goût pour les plaisirs et ses prodigalités.

Voici comment Lamartine a jugé M. de Talleyrand : « Courtisan du destin, M. de Talleyrand accompagnait le bonheur. Il servait les forts, il méprisait les maladroits, il abandonnait les malheureux. Cette théorie l’a soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines, précurseur de tous les succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes les ruines. Ce système a une apparence d’indifférence surnaturelle, qui place l’homme d’État au-dessus de l’inconstance des événements et qui lui donne l’attitude de dominer ce qui le soulève. Ce n’est au fond que le sophisme de la véritable grandeur d’esprit. Cette apparente dérision des événements doit commencer par l’abdication de soi-même ; car pour affecter et pour soutenir ce rôle d’impartialité avec toutes les fortunes, il faut que l’homme écarte les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté de l’intelligence : la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses convictions, c’est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part de son esprit. Servir toutes les idées, c’est attester qu’on ne croit à aucune. Que sert-on alors sous le nom d’idée ? Sa propre ambition. On paraît être à la tête des choses et on est à leur suite. Ces hommes sont les adulateurs, et non les