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taille avec son bras gauche. David exécuta ce tableau trois ans avant de mourir : cette œuvre marque donc la dernière phase du talent de l’illustre maître. « Je n’hésite pas à placer cet ouvrage parmi les meilleurs qui soient sortis du pinceau de David, a dit M. Marius Chaumelin, dans ses Trésors d’art de la Provence (p. 265) ; j’ai rarement vu des portraits plus expressifs, plus vivants, modelés avec plus de science, peints avec plus de franchises. Les chairs surtout sont admirables, ni trop roses, ni trop pâles, fermes et souples à la fois. Les accessoires et les étoffes sont peints dans une gamme de tons clairs et tranquilles, puissants et harmonieux. Cette magnifique peintures, qu’on croirait exécutée d’hier, tant elle est merveilleusement conservée dans toutes ses parties, ferait pâlir les œuvres les plus voyantes de nos modernes romantiques. »


BONAPARTE, — le nom le plus grand, le plus glorieux, le plus éclatant de l’histoire, sans en excepter celui de Napoléon, — général de la République française, né à Ajaccio (île de Corse) le 15 août 1769, mort au château de Saint-Cloud, près de Paris, le 18 brumaire, an VIII de la République française, une et indivisible (9 novembre 1799).

Ce début, qui va faire dresser plus d’une oreille, montre tout simplement qu’en toutes choses nous aimons les situations tranchées ; et les oreilles reviendront à leur état normal quand nous aurons dit que nous voyons deux hommes, aussi bien que deux noms, en Napoléon Bonaparte : Bonaparte et Napoléon ; le général républicain, l’écolier de Brienne, le brillant officier de Toulon, le convive républicain du Souper de Beaucaire, le vainqueur d’Arcole, etc., etc. ; puis le colosse d’Austerlitz, le maître de l’Europe, le vaincu de Waterloo, le prisonnier de Sainte-Hélène. Oui, il y a deux hommes en cette personnalité, en cet être si singulièrement doué, dont le double nom et le double visage, d’un caractère tout particulier, se sont trouvés admirablement appropriés au double rôle qu’il a joué dans le monde. Auguste a beau s’appeler Octave ; Octave a beau se nommer Auguste ; c’est toujours le même homme, rusé, timide ; hypocrite, astucieux, reniant ses amis quand son intérêt lui commande de les sacrifier. Ici, nous le répétons, nous avons deux hommes distincts, en même temps que deux noms séparés.

Bonaparte, nom frappant, facile à retenir, simple, uni, militaire, à consonnes dures, brèves, sèches, expressives, et signifiant quelque chose, par-dessus le marché ; nom jusque alors inconnu, mais composé de quatre syllabes énergiques qui devaient se graver pour toujours dans la mémoire, dès qu’on les avait une fois entendues soit sous la forme italienne Buonaparte, soit sous la forme française, qui est restée, Bonaparte ; quel nom plus convenable au citoyen général en chef de l’armée d’Italie, à ce jeune Corse qui rêve d’Annibal quand il gravit les flancs escarpés des Alpes !

Napoléon, nom sonore, vibrant, impérial, mais harmonieux aussi, coulant, et, chose remarquable, bruissant agréablement aux oreilles françaises ; inconnu également (in-ouï, in auditus), éminemment convenable à l’autre rôle, au rôle de maître et d’impérator, un de ces noms à l’emporte-pièce, qui vous obligent à baisser machinalement la tête comme quand on entend résonner le bruit de la foudre ou un coup de canon, nom doux en même temps, où les voyelles dominent et où l’on voit percer quelque chose de ce oui si diversement interprété du 10 décembre.

Examinons donc à la loupe ces deux individualités ; car il y a de même deux figures, deux physionomies différemment caractérisées, et, pour ainsi dire, taillées, appropriées à chacun des deux rôles : l’une, celle du général, belle et austère, telle qu’on la voit si bien reproduite dans le portrait de Guérin, gravé par Fiesinger et déposé à la Bibliothèque impériale, le 29 vendémiaire an VII de la République française, avec ce simple nom au-dessous, encore orthographié à l’italienne : BUONAPARTE : l’autre, celle de l’empereur, si souvent reproduite, que tout l’univers connaît, qui se voit partout, que les mains les moins habiles crayonnent en quelques traits, que la capote grise et le petit chapeau ont caractérisée à d’autres titres que certaines bottes et certains gilets. Vraiment, on dirait deux hommes différents, au physique et au moral.

Le premier, sobre, d’une activité prodigieuse, ardent, passionné pour la gloire, d’un patriotisme fougueux, insensible aux privations, comptant pour rien le bien-être et les jouissances matérielles ; nullement sensuel, presque chaste, jugeant que l’amour est un bagage qui gêne un homme dans les différentes étapes de la vie, ne s’occupant que du succès de ses entreprises ; l’homme de Toulon, l’homme de vendémiaire ; prévoyant, prudent, sauf dans les moments où la passion, le sang corse l’emporte, « sachant donner quelque chose au hasard, mais lui enlevant tout ce que la prudence permet de prévoir, » résolu, et tenace dans ses résolutions, ne reculant pas d’une semelle quand il s’est dit : Il le faut ; croyant les hommes capables de vertu et d’un généreux enthousiasme, et les estimant dignes de mourir pour une belle cause ; s’adressant au cœur et à l’esprit par les plus nobles instincts, et tenant compte du moral, qui joue un si grand rôle dans la guerre ; bon, juste, susceptible de s’attendrir, et généreux envers ses ennemis vaincus.

L’autre… Mais n’anticipons pas sur l’ordre alphabétique. On l’a dit : Tout vient à point à qui sait attendre, et nous souhaitons au lecteur une petite dose de cette patience qui est le commencement de la sagesse.

Le premier de ces deux hommes a été le général, et même le consul Bonaparte ; il a brillé jusqu’à l’an X de la République ; l’autre lui a succédé. C’est du premier seulement que nous nous occuperons à cette place ; c’est de sa jeunesse, de ses espérances, de sa vie privée et militaire, ou, plus exactement encore, de sa vie républicaine que nous allons entretenir le lecteur. Pour l’autre, V. Napoléon, à l’ordre alphabétique de notre Grand Dictionnaire.…………

. . . . .

Nous aurons recours, pour l’étude que nous entreprenons, à des sources nombreuses, mais surtout aux deux volumes publiés en 1840 par le lieutenant-colonel d’artillerie en retraite, baron de Coston, sous le titre de : Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, très-curieux ouvrage, devenu fort rare, et plein d’anecdotes extrêmement intéressantes sur la jeunesse de Napoléon. M. de Coston y suit, pour ainsi dire, jour par jour, les étapes du héros, depuis sa naissance jusqu’à son avènement au Consulat et à l’Empire.

Quel intérêt n’offre pas pour nous une pareille étude ! Nous nous inquiétons fort peu de l’enfance d’Alexandre, d’Annibal, de César et de Charlemagne ; tous quatre sont nés sur les marches ou à côté des marches du trône ; ils ont été élevés dans la pourpre, ils ont eu en naissant d’humbles précepteurs, c’est-à-dire des esclaves soumis, et, comme l’a si bien dit le chansonnier, leur bourrelet fut une couronne. Alors qu’y a-t-il là qui puisse nous intéresser ? Mais ici, c’est bien autre chose : nous sommes en présence d’un chétif enfant, à peine Français, qui, loin d’avoir Aristote pour maître, traverse seul l’océan et parcourt deux cents lieues pour venir demander à la France, sa mère adoptive, l’hospitalité de l’instruction.

Voilà pourquoi Bonaparte nous semble plus grand qu’Alexandre, plus grand qu’Annibal, plus grand que César, plus grand que Charlemagne :

Il ne doit qu’à lui seul toute sa renommée.

Revenons à M. de Coston, qui est la cause involontaire de cette petite digression. Originaire de Valence, le baron de Coston y avait connu toutes les personnes qui, à deux reprises différentes, s’étaient trouvées en relations intimes avec le jeune officier d’artillerie ; de plus, il avait servi dans le 4e régiment d’artillerie à pied, qui, en Égypte, avait combattu si vaillamment sous les yeux du jeune général en chef. Curieux, dès cette époque, de tout ce qui se rapportait à son héros, M. de Coston ne le perdit pas de vue, ne le quitta pas d’une semelle, et fut à même de recueillir sur les premières années de son héros une quantité innombrable de notes, de documents, d’anecdotes. Ce n’est pas tout : l’infatigable biographe, poussé par une sorte de passion, s’est livré à de nombreuses recherches sur les personnes de tout état avec qui Bonaparte a eu des relations dans les premières années de sa vie, et qui, plus tard, se sont retrouvées en contact avec lui.

Dans l’histoire des voyages, on parle de ces explorateurs infatigables qui ont usé dix années de leur vie à lever le voile qui nous cache les sources du Nil ; ils remontaient le cours du fleuve malgré les débordements, malgré les inondations, malgré les orages, en dépit des obstacles de toute nature et de l’intempérie des saisons ; et quand ils avaient reconnu que la partie explorée n’était qu’un affluent, ils s’attaquaient à une autre branche.

Cette image est la peinture exacte des travaux du baron de Coston à la recherche des moindres particularités de la vie de celui qui offre plus d’un rapport avec ces grands cours d’eau qui fertilisent et ravagent tour à tour le monde. L’ouvrage du baron de Coston sera donc notre principal guide dans l’étude que nous avons entreprise, et nous nous permettrons d’y puiser à pleines mains.

Nous passerons rapidement sur la naissance et l’enfance de Napoléon, pour arriver plus promptement au lieutenant en second du régiment de La Fère, et aux faits subséquents de sa vie avant son généralat d’Italie. Toutefois, nous dirons quelques mots de ses premières années, et nous en rapporterons quelques faits d’après son véridique historien, qui, comme nous l’avons dit, a eu soin de prendre ses informations aux sources les plus authentiques.

On sait que Napoléon eut pour père Charles-Marie Bonaparte, dont l’éducation avait été très-soignée à Rome et à Pise, où il avait étudié la jurisprudence. Plein de patriotisme, Charles-Marie Bonaparte avait combattu avec ardeur à la tête de sa paroisse dans la guerre contre les Génois, oppresseurs de son pays, et il s’était attiré particulièrement l’estime et l’amitié de Paoli. Il s’était marié très-jeune, au commencement de 1767, à une belle fille corse, Marie-Laetitia Ramolino, dont la mère, devenue veuve, avait épousé en secondes noces M. Fesch, capitaine dans un des régiments suisses que la république de Gênes entretenait en Corse. De ce mariage était issu, le 3 janvier 1763, un fils qui fut le cardinal Fesch, par conséquent frère utérin de la mère de Napoléon, et oncle, à ce titre, du futur empereur.

Dans la matinée du 15 août 1769, au moment où l’île tout entière célébrait la fête de la mère du Christ, Mme Laetitia Bonaparte accoucha d’un enfant mâle qu’on appela Napoléon. C’était, depuis des siècles, le nom que portait le second fils de la famille Bonaparte, pour y conserver éternellement le souvenir de ses relations avec un Napoleone Degli Orsini, célèbre dans les fastes militaires de l’Italie. Napoléon arrivait à point pour payer cette dette à un vieux souvenir de famille. Cette particularité n’est qu’un détail infime ; mais ici les moindres choses acquièrent de l’importance. Ainsi ce nom, qui doit retentir des Alpes aux Pyramides, est un hommage à la reconnaissance ; et, chose frappante, nous verrons dans la suite de cette histoire, de cette épopée, que cette vertu est peut-être celle qui domine toutes les autres au sein de l’illustre maison.

Alors Mme Bonaparte était encore souffrante des fatigues qu’elle avait éprouvées pendant la guerre de la liberté ; car la future Madame Mère accompagnait son époux dans la guerre de l’indépendance, et partageait avec lui tous les dangers. C’était une maîtresse femme que Mme Laetitia Bonaparte. Napoléon eut constamment pour elle un respect qui touchait à l’idolâtrie. Retirée à Rome, où elle termina ses jours, toujours vêtue d’habits de deuil et vivant silencieusement dans une modeste maison, elle était généralement vénérée, et cette vénération, elle ne la devait qu’à elle-même, puisque le géant que ses flancs avaient porté était alors cloué sur son rocher. Napoléon tenait évidemment son génie de sa mère, et, pour les hommes extraordinaires, il en est généralement ainsi ; car on est toujours avant tout, et tout au moins, le fils de sa mère. Arrêtons-nous donc un instant sur ce phénomène psychologique. Les Gracques avaient pour mère Cornélie, le plus beau nom de femme de l’histoire romaine ; Alexandre était fils d’Olympias, cette grande reine qui sut toujours montrer de la fierté et de l’énergie, tandis que Philippe n’étalait que la ruse et le machiavélisme ; c’est de sa mère que Washington tenait son rare bon sens, sa droiture, sa conscience rigide, son énergie de caractère et son esprit de commandement ; et, pour n’emprunter qu’aux sources nationales, Clovis reçut le jour de cette Basine qui, s’il faut en croire Frédégaire, avait conscience de ce qu’elle valait quand, dans l’enivrement adultère de sa première nuit de noces, elle disait au faible Childéric : « Que cette nuit ne soit pas consacrée qu’à l’amour… Lève-toi, va à la fenêtre, et reviens dire à ta servante ce que tu auras vu dans la cour du logis. » Childéric se leva, alla à la fenêtre et vit un lion monstrueux qui déchirait des licornes, des léopards, des ours et des loups. Il revint alors, et Basine lui dit : « Ce que tu as vu de tes yeux, arrivera : il nous naîtra un fils qui sera un lion à cause de son courage. » Charlemagne était fils de cette Berthe aux grands pieds, dont le nom a enrichi la légende ; saint Louis était fils de Blanche de Castille ; Louis XIV, fils d’Anne d’Autriche… ; mais, et c’est le Bonhomme qui nous y invite,

Ne continuons pas de peur d’approfondir.

Une circonstance de la vie de Napoléon vient, quoique indirectement, à l’appui de cette loi. Sans jamais manquer de respect à la mémoire de son père, dont le rôle en Corse avait été assez effacé, Napoléon parlait peu de l’auteur de ses jours, lui cependant qui aimait tant à vivre dans le passé et qui ne laissait échapper aucune occasion de s’inspirer des souvenirs de sa jeunesse. Charles Bonaparte était mort à Montpellier le 24 février 1785, et il y avait été inhumé. Le 2 juillet 1802, le conseil municipal de cette ville, réuni extraordinairement, eut l’idée d’une sorte d’exhumation ; il leur semblait que l’apothéose de Saturne serait un encens qui ne déplairait pas à Jupiter. Un membre, un lettré sans doute, prit la parole et dit : « Le père de Bonaparte a fait à cette ville l’honneur de décéder dans ses murs. Je propose de saisir cette heureuse circonstance pour élever un monument à la gloire du premier consul. Voici de quelle manière je voudrais rendre mon idée : À gauche, un piédestal ; au milieu, la Ville de Montpellier, accompagnée de la Religion montrant de la main droite le piédestal, et, de la gauche, le couvercle du tombeau ; au-dessous, cette inscription :

 
« SORS DU TOMBEAU ;

TON FILS NAPOLÉON T’ÉLÈVE À L’IMMORTALITÉ. »


Cette idée, surtout la prosopopée qui la couronnait, fut accueillie avec acclamation par le conseil municipal, et, séance tenante, la délibération fut envoyée à Chaptal, alors ministre de l’intérieur, qui la soumit immédiatement à l’approbation de Napoléon. Celui-ci, avec son sens droit et son jugement ordinaire, et peut-être aussi avec un sentiment vague du phénomène psychologique auquel nous avons fait allusion plus haut, ne comprit pas tout ce que cette idée pouvait avoir de grandiose, et il refusa l’offre des notables de Montpellier, en leur disant : « Ne troublons point le repos des morts ; laissons leurs cendres tranquilles. J’ai perdu aussi mon grand-père, mon arrière-grand-père, pourquoi ne ferait-on rien pour eux ? Cela mènerait loin. Si c’était hier que j’eusse perdu l’auteur de mes jours, il serait convenable et naturel que j’accompagnasse mes regrets de quelque haute marque de respect ; mais il y a vingt ans ; cet événement est étranger au public ; n’en parlons plus. » Ainsi l’érudit conseiller en fut pour ses frais de rhétorique, et il est probable que, dans la suite, il ne s’expliqua jamais qu’un homme d’un si vulgaire positivisme ait pu remporter les victoires d’Iéna et d’Austerlitz.

Encore un mot sur cette leçon de génésiologie ; le sujet en vaut la peine : neuf mois avant son accouchement, Mme Laetitia parcourait la campagne en compagnie de son mari, et c’est au milieu des forêts et des rochers qu’elle conçut le lionceau. Encore aujourd’hui, les paysans de la Corse en tirent des conclusions qui sont devenues pour eux une légende, et l’imprudent qui oserait leur dire que ce sont là des contes de bonne femme s’exposerait, nous n’en doutons pas, à la plus terrible des vendetta.

Puisque nous en sommes sur cette matière délicate, mais intéressante, citons ici une page qu’un enfant de la Corse, fier de son compatriote au delà de toute expression, nous a communiquée, et qui vient on ne peut mieux à l’appui de l’idée que nous avons hasardée :

« Tout se tient, tout s’enchaîne dans la vie d’un homme, et si sa carrière politique étonne parfois, c’est qu’on ne cherche pas, à travers l’éblouissement qu’elle cause, et dont il est souvent difficile de se défendre, le fil conducteur qui a dirigé l’essor du génie. La vie privée, où le caractère se dévoile tout entier, donne parfois la cause première des grandes actions ou des grandes fautes ; mais il faut remonter plus haut pour rencontrer l’instinct, cette partie du caractère de l’homme que l’on peut vraiment dire naturelle, involontaire, dont la trace ineffaçable se retrouve dans tous ses actes, inexorable et fatale comme un sceau dont Dieu aurait marqué sa créature pour la faire connaître au monde et la pousser dans la voie qu’il lui a tracée. C’est dans la vie antérieure à la naissance, alors que l’enfant perçoit toutes les sensations de sa mère, s’imprègne en quelque sorte des impressions qu’elle subit, que l’on doit chercher le secret de ces aptitudes, de ces prédispositions et de ces goûts qu’on peut appeler organiques, puisqu’ils sont nés chez l’enfant avant sa vie intellectuelle.

« Bonaparte, plus que tout autre, dut porter en naissant, par la vie que les événements firent à sa mère pendant sa grossesse, des instincts puissants et belliqueux.

« En 1768, la Corse était profondément troublée : Paoli et toute l’île avec lui luttaient contre la France. M. de Choiseul avait à cœur cette conquête pour faire oublier ses nombreux revers en Europe et en Amérique. Charles Bonaparte, le secrétaire du général corse, suivait sa fortune, et sa femme, bien souvent éloignée de lui, avait à veiller à sa propre sûreté. En novembre 1768, les deux époux se retrouvèrent à Corte et purent y prendre quelques jours de repos. Ils habitaient la maison du général Gaffori ; c’était une construction massive, aux fenêtres étroites comme des meurtrières, une vraie forteresse, dont la façade toute ravagée, toute couturée, conservait encore l’empreinte des boulets génois dont elle avait été si souvent et toujours inutilement criblée. C’est là qu’avait vécu Gaffori, vaillant soldat, qu’en d’autres temps on eût vanté à l’égal de Paoli ; là encore l’hospitalité était offerte aux jeunes époux par l’héroïque veuve qui se défendit seule dans sa maison contre les Génois et menaça de se faire sauter avec ses défenseurs, qui voulaient se rendre. Rapprochant les dates, on voit que Bonaparte fut conçu dans cette vaillante maison aux glorieuses cicatrices et où devaient se faire de longs récits de gloire, de courage et d’honneur patriotique. Il fallut bientôt fuir Corte, errer de village en village devant l’armée française ; il y eut une halte au pied du Monte Rotondo, la plus haute cime de l’île, le géant dont le front neigeux la domine tout entière, et enfin l’enfant prédestiné vient au monde au milieu des splendeurs les plus riches et les plus sublimes d’une grande fête chrétienne. N’y a-t-il pas dans cette vie antérieure de récits héroïques qui durent souvent faire tressaillir la jeune mère, de grandes souffrances où plus d’une fois elle maudit son sexe qui l’empêchait de se jeter au milieu de la lutte, et de grandes pompes, le secret des instincts de guerre, d’ambition et de fastueuse vanité, ainsi que l’image fidèle de la vie de celui qui fut Bonaparte et Napoléon ? »

La Corse avait été réunie à la France un peu plus d’un an avant la naissance de Napoléon. En 1777, son père, Charles Bonaparte,’ ayant été nommé membre de la députation envoyée à Versailles, obtint pour son second fils, Napoléon, une bourse à l’École militaire de Brienne, où celui-ci entra le 23 avril 1779, âgé de neuf ans huit mois et huit jours.

Comme nous bénirions l’artiste qui nous représenterait le jeune Corse traversant sur un navire le bras de mer qui sépare sa ville natale, et peut-être voyant déjà, à travers les brumes de l’océan, à l’horizon, un trône et un tombeau ! car on sait que Napoléon croyait sérieusement à son étoile. Ah ! oui, nous saurions infiniment gré à l’artiste, au poète… La muse athénienne a chanté la traversée de la belle Lesbienne quittant sa patrie pour aller à la conquête d’une couronne dans la ville de Périclès. Que le voyage dut être long au gré de la jeune et belle inconnue, sans fortune aussi et, de plus, sans naissance, qu’un secret instinct menait vers la grande cité, où elle devait trouver pour époux plus qu’un roi ! Il nous semble