Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 2, part. 3, Bj-Bo.djvu/150

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affaire à des esprits prévenus, mais non endurcis. La Convention a soulevé des défiances, a éveillé des craintes, surtout dans nos départements du Midi ; on y fait le signe de la croix quand on entend prononcer les noms de nos grands révolutionnaires. Bonaparte, dont l’esprit droit est loin de partager ces préjugés, répète sur tous les tons ce mot à ses convives : « Confiance, confiance, confiance ; laissez à la Révolution le temps de grandir ; est-il juste de mettre en doute la vigueur future de l’enfant qui vient de naître ? » Toutes ces raisons, auxquelles l’uniforme militaire et ce ton bref, sûr de lui-même, que tout le monde connaît, portent la conviction dans les esprits, et le curieux écrit se termine par ces mots :

« Le Militaire. Croyez-moi, Marseillais, secouez le joug du petit nombre de scélérats qui vous conduisent à la contre-révolution ; rétablissez vos autorités constituées, acceptez la Constitution ; rendez la liberté aux représentants ; qu’ils aillent à Paris intercéder pour vous ; vous avez été égarés. Il n’est pas nouveau que le peuple le soit par un petit nombre de conspirateurs et d’intrigants ; de tout temps, la facilité et l’ignorance de la multitude ont été la cause de la plupart de nos guerres civiles.

« Le Marseillais. Eh ! monsieur, qui peut faire le bien de Marseille ? Seront-ce les réfugiés qui nous arrivent de tous les côtés du département ? Ils sont intéressés à agir en désespérés. Seront-ce ceux qui nous gouvernent ? ne sont-ils pas dans le même cas ? Sera-ce le peuple ? Une partie ne connaît pas sa position, elle est aveuglée et fanatisée ; l’autre partie est désarmée, suspectée, humiliée ; je vois donc, avec une profonde affliction, des malheurs sans remède.

« Le Militaire. Vous voilà enfin raisonnable ; pourquoi une pareille conversion ne s’opérerait-elle pas sur un grand nombre de vos concitoyens qui sont trompés et de bonne foi ? Alors Albitte, qui ne peut que vouloir épargner le sang français, vous enverra quelque homme loyal et habile ; on sera d’accord, et, sans s’arrêter un seul moment, l’armée ira sous les murs de Perpignan faire danser la carmagnole à l’Espagnol enorgueilli de quelques succès, et Marseille sera toujours le centre de gravité de la liberté, ce sera seulement quelques feuillets qu’il faudra arracher à son histoire. »

Puis, l’auteur de la brochure conclut en ces termes :

« Cet heureux pronostic nous remit en humeur ; le Marseillais nous paya de bon cœur plusieurs bouteilles de vin de Champagne qui dissipèrent entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous allâmes nous coucher à deux heures du matin, nous donnant rendez-vous au déjeuner du lendemain, où le Marseillais avait encore bien des doutes à proposer, et, moi, bien des vérités intéressantes à lui apprendre. »

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Ainsi donc, comme le jeune Bonaparte lui-même le sentait, toute la France était alors plus ou moins républicaine ; elle n’avait qu’un cœur, seulement ce cœur ne battait pas également partout : les pulsations étaient rapides à Paris, lentes en province : Toulon, Marseille, Lyon, Avignon, Nîmes, Montpellier, Beaucaire trouvaient que la Convention allait trop vite en besogne. C’est ce que montre la brochure du Souper de Beaucaire, avec une grande franchise d’allure et une admirable lucidité de raisonnement. Nous avons là, sur notre bureau, cette brochure, devenue à peu près introuvable en librairie et dont l’importance historique et politique n’échappera à personne. Notre intention était d’abord de la donner en entier, et si nous renonçons à la publier, c’est uniquement à cause de son étendue, et parce que ces pages ralentiraient un récit dont le principal mérite doit être la concision et la rapidité. Ce n’est nullement, comme quelques-uns pourront le croire, la crainte de déplaire qui arrête notre plume. Le Grand Dictionnaire a pris pour règle de ne jamais s’abandonner à une critique, à une opposition de parti pris. Il n’est que l’humble serviteur, l’instrument passif de l’histoire ; contrairement à un adage bien connu, il raconte non pour plaire, mais pour prouver, et comme aucune intention méchante ne se cache au fond de son encrier, il n’a besoin ni de ruser ni de dissimuler. De même que le bœuf, attaché à sa charrue, creuse un sillon droit et profond, sans s’inquiéter des racines malfaisantes que le tranchant du fer détruit ; ainsi le Grand Dictionnaire tend simplement à déraciner les erreurs et les préjugés qui ont envahi le domaine de l’histoire.

Bonaparte, remis de son indisposition, partit en poste d’Avignon le 22 avril 1793, avec l’agrément des délégués de la Convention, pour aller remplir à Auxonne ou à Vonges la mission dont il avait été primitivement chargé. Vers le 28 août, il était à Auxonne, et c’est là que, le 3 septembre, il apprit la trahison qui avait livré Toulon aux ennemis de la France. Les Anglais en avaient pris possession le 27 août. Cet événement fut connu au camp devant Lyon le 1er septembre, et on n’en fut instruit à Auxonne que deux jours après. Bonaparte prit, sur cette nouvelle, une détermination qui témoigne de son esprit d’initiative ; il partit spontanément pour Paris, sans autorisation de son chef, parvint à s'aboucher avec les membres du comité de Salut public, et obtint d’eux l’ordre de commander provisoirement l’artillerie du siège de Toulon.

Il n’était toujours que capitaine de l’arme, et n’avait que vingt-quatre ans et un mois, même un peu moins : on était au 12 ou au 13 septembre 1793. Il partit en poste de Paris et arriva rapidement à Lyon, où il s’embarqua aussitôt dans un bateau commandé par un nommé Benoît Mathieu de Condrieux, qui le conduisit jusqu’à Avignon. D’Avignon, Bonaparte se rendit en toute hâte à Ollioules, quartier général de l’armée de siège, où il arriva le 1er vendémiaire an II (22 septembre 1793}. Il s’empressa d’aller faire une visite et de présenter ses lettres de service au général Carteaux, qui était le commandant en chef de cette armée. Comme on le voit, la trahison de Toulon lui tenait au cœur.

Ici commence une sorte d’épopée bizarre, où l’on voit l’impéritie d’un chef d’un âge mûr lutter maladroitement contre la capacité précoce d’un jeune homme de vingt-trois ans ; épopée tout à la fois sublime et burlesque, grâce à la présomption comique du chef et aux soudaines illuminations du subordonné.

En présentant des lettres de service signées par les membres du comité de la guerre de la Convention, et où le nom de Carnot se trouvait, Bonaparte ne pouvait être mal reçu. Il aborde l’officier général, homme magnifique, doré depuis les pieds jusqu’à la tête. « C’était bien inutile, dit Carteaux avec une prétention superbe en caressant sa moustache ; nous n’avons plus besoin de rien pour reprendre Toulon. Malgré cela, soyez le bienvenu ; vous partagerez demain la gloire de le brûler sans en avoir pris la fatigue. » Le général Carteaux, comme un homme sûr de son fait, donna rendez-vous au jeune officier pour le lendemain, au jour naissant, afin de lui faire voir quelque chose de bon. Bonaparte n’eut garde d’y manquer, et Carteaux le mena, d’un air triomphant, à une batterie dont il avait lui-même indiqué la direction dans le but louable d’incendier la flotte anglaise. Cette curieuse batterie n’avait pas moins d’une lieue d’étendue ; les canons y étaient disposés de distance en distance en dehors des gorges d’Ollioules, sur la droite et à deux mille toises de la mer ; c’était cette batterie sans pareille qui devait agir et incendier les vaisseaux anglais mouillés à plus de quatre cents toises du rivage. Après une discussion de quelques instants, il fallut, on le pense bien, renoncer à entreprendre cette belle opération, et Toulon ne fut nullement brûlé ce jour-là. Dès ce même jour 24 septembre, Bonaparte reconnut toute l’importance du Caire, position restée inoccupée ; il vit, avec son œil d’aigle, que c’était de là qu’on pouvait dominer Toulon, et il dit avec assurance à Carteaux que s’il voulait s’établir en force sur ce point et y faire placer, sans perdre une minute, de nombreuses batteries, il répondait de le faire entrer dans Toulon. Carteaux parut se rendre à cet avis ; mais il ne prit que des demi-mesures ; il envoya 400 hommes pour occuper la position du Caire. Les Anglais, qui, comme Bonaparte, avaient compris toute l’importance de cette position, résolurent de l’occuper eux-mêmes ; quelques jours après, ils envoyèrent 4,000 hommes, qui en chassèrent aisément les 400 Français, et élevèrent le fort Murgrave sur ce promontoire du Caire qui, comme l’avait vu sur-le-champ Napoléon, était la vraie clef de Toulon. Ainsi, grâce à l’impéritie de Carteaux, c’étaient les ennemis qui profitaient des savantes combinaisons de Bonaparte. Carteaux n’ordonna pas même une attaque générale des Anglais pour les empêcher de poursuivre les travaux commencés. Ils purent, pour ainsi dire en paix, travailler pendant un mois à fortifier cette formidable redoute, qui devait être notre pierre d’achoppement, et dont la prise seule nous permit bien tard de nous rendre maîtres de Toulon. Aucun effort, disons-nous, ne fut même tenté par le général Carteaux pour interdire à l’ennemi de faire là ce qui devait nous coûter tant à recouvrer. Bonaparte ne cessait de lui dire que cette position ruinait toutes les espérances d’une prise immédiate de Toulon, et qu’on laissait, ainsi prendre aux ennemis une position formidable. Carteaux, plein de confiance, bien qu’il pût voir les ingénieurs anglais tracer les premiers linéa-