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grâce À la chute au ministère Decazes, quand les représentants de la droite entrèrent aux affaires (1821), il reçut l’ambassade de Berlin, puis celle de Londres, fut envoyé au congrès de Vérone, où il contribua à faire décider la guerre d’Espagne, et fut appelé au ministère des affaires étrangères après la démission de M. de Montmorency (1822). Il eut la principale part à la guerre contre les libéraux espagnols, mais ne donna point de preuves bien éclatantes de ses capacités politiques. Ses dissentiments avec M. de Villèle le firent brusquement destituer par une ordonnance royale, en 1824. Il se jeta alors dans l’opposition libérale et publia dans le Journal des Débats un grand nombre d’articles véhéments où l’indépendance de la Grèce, la liberté de la presse et autres questions politiques servirent de voile aux ressentiments amers de son orgueil blessé et de son ambition déçue. L’avènement du ministère Martignac le ramena encore une fois aux affaires (1828) ; mais il fut écarté du pouvoir par un brillant exil et reçut l’ambassade de Rome. Ce fut le terme de sa carrière politique. Lors de la nomination du ministère Polignac (8 août 1829), il donna sa démission et attendit la catastrophe prévue, honorablement résolu à ne point séparer son sort de celui de la monarchie. À la révolution de Juillet, il ne parut qu’un moment à la Chambre des pairs pour plaider la cause du duc de Bordeaux, protester contre la proclamation de Louis-Philippe, refuser le serment à la royauté nouvelle et donner sa démission. Il rentra pour jamais dans la vie privée et ne se produisit plus que par quelques actes publics de peu d’importance, tels que sa participation plus ou moins ouverte aux intrigues de la duchesse de Berry et des légitimistes, des voyages à Prague, des brochures politiques, etc. — En 1826, il avait donné une édition de ses œuvres ; parmi les morceaux inédits, on remarquait une tragédie de Moïse, de médiocres poésies, le Voyage en Amérique et les Natchez, sorte d’épopée romanesque de la vie des tribus du désert, et qui appartient à la même époque de sa jeunesse que René et Atala, qui en formaient primitivement des épisodes. Il obtint pour cette édition 500, 000 fr. du libraire Ladvocat. Mais ni les sommes énormes qu’il reçut pour ses ouvrages, ni ses traitements et ses pensions, ni les libéralités de Charles X ne suffirent jamais à ses goûts fastueux et à ses prodigalités, et il fut constamment tourmenté par des nécessités d’argent. C’est sous l’empire de ces nécessités et pour remplir des engagements pris avec les libraires qu’il publia en 1831 ses Études historiques, esquisses dans la manière de Bossuet, et dont la pensée fondamentale est le développement des sociétés par le christianisme. On retrouve dans ce résumé, incomplet d’ailleurs, les grandes qualités de style et l’originalité de l’auteur. Mais sa philosophie historique est d’un poète plutôt que d’un penseur, et elle appartient bien à l’homme qui, à la même époque, résumait ses opinions politiques en se déclarant bourbonnien par honneur, royaliste par raison et par conviction, républicain par goût et par caractère. Il donna encore au public : Essai sur la littérature anglaise (1836) ; le Paradis perdu, de Milton, traduction littérale en prose (1837) ; le Congrès de Vérone (1838) ; la Vie de Rancé (1844), écrite sur l’invitation de son confesseur. Il travaillait en même temps à ses Mémoires d’Outre-tombe, commencés depuis 1811 et qu’il poursuivit jusqu’en 1833. Sa continuelle pénurie d’argent le détermina à vendre ces mémoires de son vivant, à hypothéquer sa tombe, comme il le dit lui-même, à la condition qu’ils ne paraîtraient qu’après sa mort. Une société commerciale lui compta 250, 000 fr. et lui servit depuis 1836 une rente annuelle de 12, 000 fr. L’opération fut, à ce qu’il paraît, désastreuse, et les actionnaires finirent par vendre à la Presse le droit de reproduire en feuilleton les Mémoires d’Outre-tombe, qui parurent ensuite en 2 vol. in-8o (1849-1850).

Chateaubriand mourut le 4 juillet 1848, au milieu des orages d’une révolution nouvelle. Suivant le vœu qu’il avait exprimé, ses restes ont été déposés dans une tombe élevée sur l’îlot du Grand-Bé, près de Saint-Malo.

Quelque jugement que l’avenir porte sur l’ensemble des ouvrages de cet homme extraordinaire, il n’en restera pas moins comme l’un des plus grands écrivains du commencement du XIXe siècle. Pendant plus de vingt ans, il a exercé un ascendant absolu en littérature, et son influence s’est étendue même à l’étranger. Ses qualités les plus saillantes étaient l’éclat du style, la richesse de l’imagination, la sensibilité, la passion, l’éloquence, le coloris, la puissance descriptive et la fécondité. Admirablement doué sous le rapport poétique, il n’a cependant jamais réussi dans la poésie. — Il fut l’ami constant de la célèbre Mme  Récamier, qui avait pour lui une admiration qui ressemblait à un culte, et jusqu’à la fin de sa vie il trôna sans rival dans ce salon de l’Abbaye-au-Bois où se sont rencontrées la plupart des célébrités contemporaines. — Élu en 1811 à l’Académie française, en remplacement de Chénier, il ne siégea qu’en 1816, par suite de son refus de rien changer dans le discours qu’il avait préparé pour sa réception. Il eut pour successeur M. de Noailles, qui prononça son éloge. La dernière édition des œuvres de Chateaubriand est celle de Firmin-Didot (1839). Pour une plus longue appréciation de l’homme, v. l’article suivant.

Chateaubriand républicain, brochure in-18° de 36 pages, publiée en 1849, par M. Charles Romey, chez les frères Garnier. La biographie de Chateaubriand que nous venons de donner est complète et rentre dans notre plan ; mais nous aurions pu lui donner des proportions dix fois plus vastes, que ce plan lui-même n’aurait pas eu à en souffrir. Nous allons la compléter par une analyse de l’homme, de l’écrivain et du politique.

Dès l827, Chateaubriand n’était plus l’homme du passé par l’esprit ; il n’y tenait que par quelques attaches volontaires, et il croyait tout effort de sa part, comme de la part de tout autre, incapable désormais de maintenir la monarchie ; c’est ce curieux contraste d’un royaliste qui veut rester fidèle, malgré tout, à la cause à laquelle il s’est voué, et qui, par logique, par raison, est au fond républicain, que M. Charles Romey a voulu constater en recueillant en ce sens quelques passages en effet très-significatifs de Chateaubriand

Dans l’Avenir du monde (1834), dans les Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions, qui précèdent la traduction du Paradis perdu de Milton, publiée en 1836, Chateaubriand parle de l’avenir dans la grande langue des prophètes. Sa raison domine tous les champs de la politique, tous les intérêts de l’humanité, d’une hauteur incomparable. La place que tient Milton dans la littérature anglaise, où, par la nature de ses opinions, il apparut comme un précurseur des idées et des besoins révolutionnaires de nos jours, conduisait naturellement l’illustre traducteur à mêler dans ces considérations beaucoup d’hommes, beaucoup d’objets qu’on ne se serait pas attendu à rencontrer dans le même livre. C’est là, et dans le premier morceau destiné à faire partie des Mémoires d’Outre-tombe, qu’on trouve les hautes convictions, pour ainsi dire involontaires, des dernières années de ce grand et vigoureux esprit. C’est en vain que les vieux sophistes, qui croient encore à l’excellence de la forme monarchique, s’obstinent, dans leur ignorance, à ranger Chateaubriand parmi les défenseurs de leur cause perdue, quand Chateaubriand va au delà même de la république simple, et annonce, sans hésitations comme sans ambages, la révolution sociale, l’avènement d’un monde nouveau.

Le magnifique morceau dont on va lire les passages les plus saillants a paru pour la première fois dans la Revue des Deux-Mondes du 15 avril 1834.

L’auteur, après avoir examiné la position sociale du moment, les fautes de tous les partis, etc., jette un regard sur la destinée du monde. C’est lui qui va parler :

« L’Europe court à la démocratie. La France est-elle autre chose qu’une république entravée d’un roi ? Les peuples grandis sont hors de page ; les princes en ont eu la garde noble ; aujourd’hui les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n’avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu’à notre temps, les rois ont été appelés ; les nations semblent l’être à leur tour. Les courtes et petites exceptions des républiques grecques, carthaginoise, romaine, n’altèrent pas le fait politique général de l’antiquité, à savoir l’état monarchique normal de la société sur le globe. Maintenant la société entière quitte la monarchie, du moins la monarchie telle qu’on l’a connue jusqu’ici. »

« Les symptômes de la transformation sociale abondent. En vain on s’efforce de reconstituer un parti pour le gouvernement d’un seul : les principes élémentaires de ce gouvernement ne se retrouvent plus ; les hommes sont aussi changés que les principes. Bien que les faits aient quelquefois l’air de se combattre, ils n’en concourent pas moins au même résultat, comme dans une machine des roues qui tournent en sens opposé produisent une action commune. »

« Les souverains, se soumettant graduellement à des libertés nécessaires, se séparant sans violence et sans secousse de leur piédestal, pouvaient transmettre à leurs fils, dans une période plus ou moins étendue, leur sceptre héréditaire réduit à des proportions mesurées par la loi ; mais personne n’a compris l’événement. Les rois s’entêtent à garder ce qu’ils ne sauraient retenir ; au lieu de descendre le plan incliné, ils s’exposent à tomber dans le gouffre ; au lieu de mourir de sa belle mort, pleine d’honneurs et de jours, la monarchie court risque d’être écorchée vive ; un tragique mausolée ne renferme à Venise que la peau d’un illustre général.

« Les pays les moins préparés aux institutions libérales, tels que l’Espagne et le Portugal, sont poussés à des mouvements constitutionnels. Dans ces pays, les idées dépassent les hommes. La France et l’Angleterre, comme deux énormes béliers, frappent à coups redoublés les remparts croulants de l’ancienne société. Les doctrines les plus hardies sur la propriété, l’égalité, la liberté, sont proclamées soir et matin à la face des monarques, qui tremblent derrière une triple haie de soldats suspects. Le déluge de la démocratie les gagne ; ils montent d’étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d’où ils se jetteront à la nage dans le flot qui les engloutira. »

« La découverte de l’imprimerie a changé les conditions sociales ; la presse, machine qu’on ne peut plus briser, continuera à détruire l’ancien monde, jusqu’à ce qu’elle en ait formé un nouveau : c’est une voix calculée pour le forum général des peuples. L’imprimerie n’est que la parole, première de toutes les puissances : la parole a créé l’univers ; malheureusement le Verbe, dans l’homme, participe de l’infirmité humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n’aura pas recouvré sa pureté originelle. »

« Ainsi la transformation, amenée par l’âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein ; rien n’est possible maintenant, hors la mort naturelle de la société, d’où doit ressortir la renaissance. . . . . En s’élevant dans l’ordre universel, le règne de Louis-Philippe n’est qu’une apparente anomalie, qu’une infraction non réelle aux lois de la morale et de l’équité. Elles sont violées, ces lois, dans un sens borné et relatif ; elles sont suivies dans un sens illimité et général. D’une énormité consentie de Dieu, je tire une conséquence plus haute : j’en déduis la preuve chrétienne de l’abolition de la royauté en France ; c’est cette abolition même et non un châtiment individuel qui sera l’expiation de la mort de Louis XVI. Nul ne serait admis, après ce juste, à ceindre solidement le diadème : Napoléon l’a vu tomber de son front, malgré ses victoires ; Charles X, malgré sa piété ! Pour achever de discréditer la couronne aux yeux des peuples, il aura été permis au fils du régicide de se coucher un moment en faux roi dans le lit sanglant du martyr. »

Remarquons, en passant, que ceci était publié en plein règne de Louis-Philippe et dans la grande Revue des Deux-Mondes. Nous voulons seulement indiquer dans cette parenthèse ce qu’était la liberté de la presse sous ce règne, sans songer à mesurer celle dont on jouit présentement.

« Depuis quarante ans, poursuit M. de Chateaubriand, tous les gouvernements n’ont péri en France que par leur faute : Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la République n’a succombé qu’à l’excès de ses violences ; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s’est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de Juillet, le trône légitime serait encore debout… » Le gouvernement d’alors ne paraissait pas devoir commettre la faute qui tue, et Chateaubriand n’en prévoyait pas le terme de sitôt. « Mais après tout, dit-il » (et c’est ici que sa pensée s’élève et plane dans les hautes régions), « il faudra s’en aller : qu’est-ce que trois, quatre, six, dix, vingt années dans la vie d’un peuple ? L’ancienne société périt avec la politique dont elle est sortie. À Rome, le règne de l’homme fut substitué à celui de la loi par César ; puis passa de la République à l’Empire. La révolution se résume aujourd’hui en sens contraire : la loi détrône l’homme ; on passe de la royauté à la république. L’ère des peuples est venue, reste à savoir comment elle sera remplie. »

« Il faudra d’abord que l’Europe se nivelle dans un même système. On ne peut supposer un gouvernement représentatif en France, et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est trop probable qu’on subira des guerres étrangères, et qu’on traversera à l’intérieur une double anarchie morale et physique. »

« Quand il ne s’agirait que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que les autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers, qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles, elles-mêmes autochthones du fumier, une telle société peut-elle rester stationnaire sur de tels fondements, au milieu du progrès général des idées ? »

« Mais, si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses, qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang. La loi du sang et du sacrifice est par-tout : Dieu a livré son fils aux clous de la croix, pour renouveler l’ordre de l’univers. Avant qu’un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l’ère chrétienne n’ont pas suffi à l’abolition de l’esclavage ; il n’y a encore qu’une très-petite partie accomplie de la mission évangélique. »

« Ces calculs ne vont point à l’impatience des Français : jamais, dans les révolutions qu’ils ont faites, ils n’ont admis l’élément du temps ; c’est pourquoi ils seront toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu’ils bouleversent, le temps arrange ; il met de l’ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, tasse et crible les hommes, les mœurs et les idées. »

« La société moderne a mis dix siècles à se composer ; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen âge étaient vigoureuses parce qu’elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré, d’où il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Nous ne sommes que des générations de passage ; générations intermédiaires, obscures, vouées à l’oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l’avenir. . . . . »

« Respectant le malheur et me respectant moi-même, respectant ce que j’ai servi et ce que je continuerai à servir au prix du repos de mes vieux jours, je craindrais de prononcer vivant un mot qui pût blesser des infortunes ou même détruire des chimères. Mais, quand je ne serai plus, mes sacrifices donneront à ma tombe le droit de dire la vérité. Mes devoirs seront changés ; l’intérêt de ma patrie l’emportera sur les engagement de l’honneur, dont je serai délié. Aux Bourbons appartient ma vie ; à mon pays appartient ma mort. Prophète en quittant le monde, je trace mes prédictions sur mes heures tombantes ; feuilles séchées et légères que le souffle de l’éternité aura bientôt emportées. . . . . »

Revenant sur ces idées, qui travaillaient son esprit, M. de Chateaubriand les a exprimées avec plus de force encore, s’il est possible, dans les Considérations dont il a fait précéder sa traduction du Paradis perdu de Milton. Écoutons encore cette grande voix. M. de Chateaubriand devient de plus en plus précis.

« La société, telle qu’elle est aujourd’hui, n’existera pas : à mesure que l’instruction descend dans les classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l’ordre social depuis le commencement du monde ; plaie qui est la cause de tous les malaises et de toutes les agitations populaires. La trop grande inégalité des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée d’un côté par l’ignorance, de l’autre par l’organisation factice de la cité ; mais aussitôt que cette inégalité est généralement aperçue, le coup mortel est porté. »

« Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, quand il saura lire, au pauvre à qui la parole est portée chaque jour par la presse de ville en ville, de village en village ; essayez de persuader à ce pauvre, possédant les mêmes lumières et la même intelligence que vous, qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que tel homme, son voisin, a, sans travail, mille fois le superflu de la vie ; vos efforts seront inutiles ; ne demandez pas à la foule des vertus au delà de la nature. »

« Le développement matériel de la société accroîtra le développement des esprits. Lorsque la vapeur sera perfectionnée, lorsque, unie aux télégraphes et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront pas seulement les marchandises qui voyageront d’un bout du globe à l’autre avec la rapidité de l’éclair, mais encore les idées. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers États, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même État ; quand le salaire, qui n’est que l’esclavage prolongé, se sera émancipé à l’aide de l’égalité établie entre le producteur et le consommateur ; quand les divers pays, prenant les mœurs les uns des autres, abandonnant les préjugés nationaux, les vieilles idées de suprématie et de conquête, tendront à l’unité des peuples, par quel moyen ferez-vous rétrograder la société vers des principes épuisés ? Bonaparte lui-même ne l’a pu : l’égalité et la liberté, auxquelles il opposa la barre inflexible de son génie, ont repris leur cours et emportent ses œuvres ; le monde de force qu’il créa s’évanouit ; ses institutions défaillent ; la lumière qu’il fit n’était qu’un météore. . . . .  »

« Il n’y avait qu’une seule monarchie en Europe, la monarchie française ; toutes les autres en étaient filles : toutes s’en iront avec leur mère. Les rois, jusqu’ici, à leur insu, avaient vécu derrière cette monarchie de mille ans, à l’abri d’une race incorporée, pour ainsi dire, avec les siècles. Quand le souffle de la Révolution eut jeté à bas cette race, Bonaparte vint ; il soutint les princes chancelants sur des trônes par lui abattus et relevés. Bonaparte passé, les monarques restants vivent tapis dans les ruines du Colisée napoléonien, comme les ermites à qui l’on fait l’aumône dans le Colisée de Rome ; mais bientôt ces ruines mêmes leur manqueront. »

« Mais quand atteindra-t-on à ce qui doit rester ? Quand la société, composée jadis de familles concentriques, depuis le foyer du laboureur jusqu’au foyer du roi, se recomposera-t-elle dans un système inconnu, dans un système plus rapproché de la nature, d’après des idées et à l’aide de moyens qui sont à naître ? Dieu le sait. Qui peut calculer la résistance des passions, le froissement des vanités, les perturbations, les accidents de l’histoire ? Une guerre survenue, l’apparition à la tête d’un État d’un homme d’esprit ou d’un homme stupide, le plus petit événement peuvent refouler, suspendre ou hâter la marche des nations. Plus d’une fois la mort engourdira des races pleines de feu, versera le silence sur des événements prêts à s’accomplir, comme un peu de neige tombée pendant la nuit fait cesser les bruits d’une grande cité. . . . . »