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niqueur est le vrai, et qu’elle jurait « par son bâton, » comme les enfants de son village. Il s’est cependant trouvé de pieux auteurs qui, ne pouvant mettre en suspicion Perceval de Cagny, ont conjecturé que sans doute le « par mon martin » était une abréviation et voulait dire : « par monsieur saint Martin ! »

En fait de religion, c’était une simple fille « qui ne savait ni A ni B, » dit un des témoins au procès. Elle-même déclara, avec une naïveté touchante, que sa mère ne lui avait jamais appris que le Pater, l’Ave et le Credo. C’est guidée par sa lumière intérieure, les éclairs de sa conscience, qu’elle était poussée au sentiment religieux ; son inspiration était plus haute que les enseignements de l’Église ; aussi déclare-t-elle, dès son premier interrogatoire, en parlant de ses voix, « qu’elle n’eust consulté là-dessus évêque, curé, ni aucune personne ecclésiastique. » Ce fut là son plus grand crime ; cette phrase eût suffi pour la faire condamner si sa mort n’eût été arrêtée d’avance.

Mais il est surtout une partie de ses interrogatoires qui respire le plus grand patriotisme ; c’est celle où, comme emportée par un élan prophétique, elle prédit la ruine des Anglais en France. Au souvenir des maux de la patrie, son visage s’enflamme, son esprit s’exalte : « Avant qu’il soit sept ans, s’écrie-t-elle, les Anglais délaisseront un plus grand gage qu’ils n’ont fait devant Orléans et perdront tout en France ! Les Anglais auront la plus grande perte qu’ils aient jamais eue en France, et ce sera par grande victoire que Dieu enverra aux Français. Je sais cela par révélation aussi bien que je sais que vous êtes là devant moi. Cela sera avant sept ans ; je serais bien fâchée que cela tardât si longtemps. Avant la Saint-Martin d’hiver on verra bien des choses, et il se pourra que les Anglais soient mis jus terre. » Cette sorte de vision patriotique, qui lui fait entrevoir la délivrance finale de la France (délivrance qui ne fut du reste pas complète dans les termes qu’elle indiquait, Paris seul s’étant rendu avant les sept ans), cette assurance d’un fait alors si incertain, non-seulement pour ses juges, mais même pour les compagnons de Charles VII, est certainement une des choses les plus remarquables de la vie de l’héroïne.

— III. Les véritables sentiments de Charles VII vis-à-vis de Jeanne Darc, le degré de confiance qu’il avait en elle, sont restés pour l’historien un problème. Ses indécisions après la levée du siège d’Orléans, lorsque Jeanne Darc le pressait si fort d’aller se faire sacrer à Reims, sa retraite devant Paris quand la victoire était à peu près assurée, ses lenteurs pendant toute la durée de la campagne, enfin l’abandon où il laissa devant ses juges de Rouen celle qui lui avait reconquis son royaume, semblent montrer le peu de foi qu’il avait en elle. Cependant c’est la conclusion contraire qui a la plus de chance d’être la vraie ; car le soin avec lequel il la garde près de lui à Chinon, avant de l’envoyer à Orléans, en la logeant chez sa belle-mère, la reine de Sicile, afin de connaître ses moindres actions, sa religion, ses mœurs ; l’examen théologique des docteurs de Poitiers ; la maison, écuyers, pages, chapelains, gens de guerre dont il l’entoure, seraient autant de faits inexplicables, surtout si l’on envisage l’hostilité évidente, absolue, de tout l’entourage de Charles VII à l’égard de la nouvelle venue, et la certitude où l’on est maintenant, d’après les pièces publiées, que, sauf le roi, elle ne put avoir à Chinon aucun protecteur. Un seul témoin au procès de réhabilitation rapporte un fait personnel à Jeanne et à Charles VII. Pendant les tiraillements qui se produisirent entre le siège d’Orléans et le sacre de Reims, le roi vit un jour pleurer la Pucelle, désolée des lenteurs et des indécisions du monarque, et sans doute aussi des trahisons qu’elle prévoyait. Il s’approcha d’elle, « la consola doucement, lui dit qu’il souffrait de son chagrin et l’invita à prendre du repos. » Cette scène se passait à Saint-Benoît-sur-Loire. (Déposition de Simon Charles, Proc. de réhab.)

Mais si Charles VII aimait personnellement Jeanne Darc, comment ne la soutint-il pas davantage contre La Trémoille et Regnault de Chartres ? comment eut-il la lâcheté de l’abandonner à ses bourreaux ? Ce n’est pas seulement dans la perfidie de ses conseillers qu’il faut chercher la solution de ce problème : c’est surtout dans le caractère même du roi. Un profond observateur du XVe siècle, Georges Chastelain, l’a peint en deux lignes : « Aucuns vices soustenoit, dit-il, souverainement trois : c’estoit muableté, diffidence, et, au plus dur et le plus, c’estoit envie pour la tierce. » L’indécision, la défiance et l'envie, voilà ce qui explique cette conduite en apparence inexplicable. Il ne faut pas oublier que l’on a affaire au Charles VII qui, plus tard, victorieux, maître de la France, se laissera mourir de faim par défiance de son fils ; celui à qui un de ses conseillers écrivait : « Vous voulez toujours être caché en châteaux, méchantes places et manières de petites chambrettes, sans vous montrer et ouïr les plaintes de votre pauvre peuple ! » Charles VII vécut toujours loin des yeux, sombre, agité ; jamais, à proprement parler, il ne tint une cour.« Il dérobait son cœur aux impressions, dit M. Quicherat, comme sa personne aux regards. Jamais, tant que la Pucelle vécut, il ne fut complètement subjugué par elle. Il garda toujours une oreille ouverte pour recueillir les mauvais bruits, les paroles défavorables ; il écouta, se tut, laissa faire. »

Après la mort de Jeanne, on rencontre chez lui la même indécision, la même défiance de lui-même et des autres. À son entrée à Paris, il se laissa faire le compliment d’usage par le théologien Nicole Midi, celui-là même qui avait harangué la Pucelle sur le bûcher, à Rouen. L’Université de Paris eut part à toutes ses bonnes grâces, et, en même temps, comme une expiation nécessaire, il ordonnait le procès de réhabilitation de Jeanne Darc.

— IV Quelle a été, dans tous les temps, la conduite du clergé envers Jeanne Darc ? C’est ce que nous allons maintenant examiner. Du vivant de l’héroïne, il a entravé sa mission autant qu’il l’a pu ; prisonnière, c’est le clergé qui la juge, la condamne et la fait mourir ; morte, c’est encore lui qui, sous prétexte de la réhabiliter, charge de légendes apocryphes sa pure mémoire, altère les faits et essaye de donner le change à l’histoire.

Sauf l’attestation bien timide donnée par l’université de Poitiers, au début de la mission de Jeanne, et le témoignage de Gerson mourant, le rôle du clergé est absolument nul en sa faveur, jusqu’à ce qu’elle ait fait lever le siège d’Orléans. À partir de ce fait d’armes, qui était le signe éclatant promis par elle aux théologiens, le clergé, représenté par son plus haut dignitaire, le chancelier de France, Regnault de Chartres, évêque de Reims, est contre elle et s’efforce de l’annihiler. Les quelques prêtres, les chapelains qu’elle entraîna d’enthousiasme avec elle à l'armée, sont désavoués et laissés sans pouvoir.

En revanche, si le clergé, les évêques, les légistes, les théologiens n’apparaissent au cours des victoires de Jeanne que pour en profiter eux-mêmes ou leur faire échec, ils sortent bien vite de leur inaction dès qu’il s’agit de la condamner. Le procès de condamnation n’est pas, comme quelques écrivains ecclésiastiques l’insinuent, l’œuvre de quelques juges vendus aux Anglais, c’est l’œuvre de tout le clergé de France et des plus fameux théologiens de l’époque. Ceux qui n’y participèrent pas virtuellement furent aussi coupables que les juges, puisque, pendant les sept longs mois que dura l’instruction, ils ne trouvèrent pas une parole pour protester. Ce procès que les écrivains ecclésiastiques taxent aujourd’hui d’iniquité, rejetant sur l’évêque de Beauvais, qu’ils sacrifient, tout l’odieux de cette besogne, fut fait suivant toutes les règles d’une institution qui leur est pourtant bien chère, l’inquisition. C’est l’école du moyen âge, la doctrine d’Innocent III et de l’inquisition, qui condamnèrent Jeanne. M. Quicherat a prouvé que la plus grande régularité des formes fut observée au cours du procès ; que l’accusée eut toutes les garanties habituelles à cette odieuse procédure. Ce procès fut inique, sans doute, mais pas plus que n’importe quel autre de l’inquisition, ce qui, en bon français, revient à dire que l’iniquité qui était de règle avec l’inquisition n’était pas une exception mise en œuvre dans le procès de Jeanne Darc. Le défaut d’informations préalables, le secret de quelques interrogatoires et l’absence de défenseurs, relevés comme autant de vices de forme par quelques historiens, heureux de disculper l’Église, sont autant de points réglés par le code inquisitorial, les seize décrets du concile de Toulouse de 1229. En matière de foi, suivant une décrétale citée par M. Quicherat, la procédure devait s’effectuer « d’une manière simplifiée et directe, sans vacarme d’avocats ni figure de jugement. » Le secret de quelques interrogatoires n’est pas non plus un vice de forme, puisque, d’après le code inquisitorial, toute la procédure pouvait être secrète, et quant au défaut d’informations, les juges étaient dispensés d’informer toutes les fois qu’il y avait notoriété, cri public. (Manuel des inquisiteurs.)

Les soixante et onze juges ou assesseurs qui prirent une part plus ou moins active au procès de condamnation sont presque tous des ecclésiastiques. On y compte un évêque, l’évêque de Beauvais, neuf archidiacres ou abbés, huit chanoines, vingt-deux prêtres, moines, frères prêcheurs, inquisiteurs ou consulteurs du saint office, vingt-trois docteurs en théologie ou en décret. De plus, trois évêques furent consultés, les évêques de Lisieux, de Coutances et d’Avranches, et ce dernier seul opina pour Jeanne ; trois autres, le cardinal de Saint-Eusèbe, appelé le cardinal d’Angleterre, et les évêques de Noyon et de Boulogne-sur-Mer assistèrent à la cérémonie, ou plutôt à la comédie de l’abjuration et à l’exécution de Jeanne. Enfin ce fut l’Université de Paris, corps bien plus ecclésiastique que laïque, qui fournit toutes ses lumières et ses plumes les plus savantes, soit pour la position des questions, soit pour la rédaction du procès. Consultée entre la condamnation et le bûcher, elle répondit « qu’au fait d’icelle femme avoit été tenue grande gravité, sainte et juste manière de procéder. » L’évêque Cauchon avait dit aux Anglais, en parlant de Jeanne Darc : « Je vous ferai un beau procès ! » On voit s’il a réussi.

Pendant ce temps, que faisait le clergé de France ? Dans l’hypothèse où se placent quelques écrivains pour faire croire que la pression étrangère influença les juges, on aurait au moins la protestation des évêques, des théologiens de la région restée française. Où est-elle, cette protestation ? D’un côté, l’évêque de Beauvais, livrant Jeanne au bûcher dit aux Anglais, en riant : Farewell, farewell, bon soir, bon soir, faites bonne chière, c’en est fait. De l’autre, l’archevêque de Reims, le conseiller de Charles VII, écrit aux habitants de Reims, dans une abominable lettre conservée jusqu’à nous pour sa honte, « que le supplice de la Pucelle est une marque de la justice divine, qui a voulu châtier une orgueilleuse. » On se demande de quel côté sont les plus coupables.

Quant au procès de réhabilitation de Jeanne Darc, que le clergé conduisit et qu’il voudrait aujourd’hui faire passer pour une expiation sincère, il est certain qu’en l’entreprenant il se proposa un triple but : « 1° établir que le procès de condamnation avait été imaginé uniquement par haine contre le roi de France, pour déprécier son honneur, et faire oublier que la haine contre le roi avait eu pour auxiliaire la haine contre l’inspiration divine de Jeanne ; en d’autres termes, faire ressortir exclusivement le côté anglais et politique de l’affaire et effacer le côté clérical ; 2° montrer que Jeanne Darc avait été soumise en toute chose au pape et à l’Église, afin qu’il n’y eût plus à imputer au roi d’avoir été conduit au sacre par une hérétique ; 3° rétablir officiellement la renommée de Jeanne quant aux faits d’Orléans et de Reims, et couvrir d’un voile épais tout ce qui s’était passé entre le sacre et la catastrophe de Compiègne, surtout la rupture de Jeanne avec le roi, » (Henri Martin.) Ce plan était habile, et le but a été atteint ; mais il est évident que la politique y tient plus de place que la religion.

— V. Enfin, il nous reste à donner quelques détails sur quelques-uns des personnages qui voulurent continuer le rôle de Jeanne Darc. Après le supplice de la Pucelle à Rouen, une aventurière, qui se faisait appeler la dame des Armoises, essaya de se faire passer pour Jeanne Darc. Sa première apparition date de 1430 ; à Orléans, les vieux comptes de la ville font mention de sommes données à un héraut d’armes pour avoir apporté des nouvelles de Jehanne la Pucelle. L’imagination populaire, toujours avide de merveilleux, ne pouvait croire à la mort de l’héroïne ; ce qu’il y a de curieux, c’est que le propre frère de Jeanne, Pierre du Lis, à qui Charles VII avait donné un petit domaine près d’Orléans, demanda aussitôt à la ville un peu d’argent pour aller voir sa sœur. Ce Pierre du Lis, toujours besoigneux, sembla avoir voulu tirer parti de cette supercherie, dont il ne pouvait être dupe. La fausse Jeanne Darc était alors à Arlon, dans le Luxembourg, et deux chroniqueurs de Metz, le doyen de Saint-Thibaud et Pierre Vigneules, relatent tous les deux cette étrange apparition, mais le second, plus circonspect, sans y accorder la moindre foi. En 1439, elle eut l’audace de se présenter à Orléans même, et c’est ici que la crédulité humaine semble vraiment n’avoir pas de bornes : non-seulement elle fut reconnue de Pierre du Lis, tout disposé à battre monnaie avec cette invention, mais de la propre mère de Jeanne Darc, à qui la ville faisait une petite pension, du trésorier Jean Boucher, qui avait reçu chez lui l’héroïne pendant tout le siège, des principaux notables et d’un grand nombre d’habitants qui l’avaient vue ou même avaient combattu à ses côtés. On l’accueillit, on la fêta, on lui fit des présents considérables, que relatent les comptes de ville de cette année. Cette aventurière, profitant sans doute d’une vague ressemblance, se faisait appeler Jeanne du Lis et dame des Armoises ou Hermoises, du nom de son mari, qu’elle épousa à Arlon, suivant un chroniqueur de Metz, en présence de Mme  de Luxembourg. Quicherat, dans son savant recueil sur les Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne Darc, a donné un assez grand nombre de documents concernant la dame des Armoises. On y trouve notamment un acte de vente de biens concernant les deux époux, et, en 1550, les sieurs des Armoises affirmaient encore descendre de la Pucelle. Cette aventurière, fondant lignée de hobereaux, parait donc avoir assez heureusement terminé sa vie ; un publiciste orléanais, nous ne savons sur quelles preuves, la fait mourir en 1458, à l’âge de soixante-dix ou soixante-quinze ans. Mais ces documents sont en désaccord avec d’autres non moins probants, et, pour tout concilier, il faut nécessairement admettre qu’il y eut d’autres fausses Jeanne Darc que la dame des Armoises. Celle-ci fut la seule qui se fit reconnaître à Orléans, et par conséquent la plus audacieuse de toutes. Une autre paraît avoir combattu en Poitou ; on trouva ce fait relaté dans un ouvrage historique espagnol d’une certaine valeur : la Chronique de don Aloaro de Luna ; le XLVIe chapitre est intitulé : Comment la Pucelle d’Orléans estant sous les murs de La Rochelle envoya demander secours au roi, et de ce que le connétable fit par son moyen. Dans une pièce du Trésor des Chartes, Charles VII donne commission à un capitaine d’armes de guerroyer au Mans en compagnie d’une aventurière qui se faisait appeler Jehanne la Pucelle, et, diverses mentions du Journal d’un bourgeois de Paris se rapportent au bruit qui courait à cette époque (1440) que Jeanne Darc n’était pas morte à Rouen, qu'un miracle l’avait sauvée des flammes. À la rigueur, ces faits pourraient encore se rapporter à la dame des Armoises ; mais, s’il faut en croire le chroniqueur Pierre de Sala, il vint à la cour de Charles VII une fausse Jeanne Darc qui essaya, par supercherie, de se faire reconnaître du roi. Aidée sans doute de quelque courtisan qui l’avait avertie, elle vint droit au roi, mêlé à la foule de ses gentilshommes, mais reconnaissable en ce que, récemment blessé au pied, il portait, dit de Sala, « une botte fauve. » La comédie échoua pourtant, et l’aventurière ainsi que ses complices « fut justiciée très-asprement, comme en tel cas appartenoit, après avoir confessé sa trahison. » Celle-ci ne peut être confondue avec la dame des Armoises, qui fit souche d’une famille de gentilshommes encore existante. Une autre enfin parut en 1473, à Cologne, se donnant pour mission de rétablir Oldaric Mandeuchect sur le trône épiscopal de Trêves. Ce n’était qu’une illuminée ; elle échappa au bûcher grâce à la protection du comte de Virnembourg. Le rôle de la dame des Armoises paraît s’être borné à mystifier la ville d’Orléans, de concert avec Pierre du Lis, et à en arracher quelques libéralités, dont elle vécut paisiblement.

Jeanne Darc venait à peine d’être faite prisonnière que les conseillers de Charles VII suscitaient un visionnaire, un berger enthousiaste, pour prendre à la tête de l’année la place de l’héroïque martyre. N’eût-on que cette preuve de la trahison de la Trémoille et de l’évêque Regnault, elle suffirait. La croyance populaire ne s’y trompa point, elle accusa toujours la trahison d’avoir fait périr Jeanne ; mais, ne connaissant pas les sourdes menées, la politique tortueuse des conseillers de Charles VII, elle s’en prit au gouverneur de Compiègne, Guillaume de Flavy, qui resta plus de quatre siècles sous le poids de cette accusation imméritée. La véritable trahison vint de ceux qui, après avoir fait manquer la mission de Jeanne, eurent l’infamie d’écrire, comme Regnault de Chartres, à l’échevinage de Reims, « que Dieu avoit souffert prendre Jeanne pour ce qu’elle s’estoit constitué en orgueil, et pour les riches habits qu’elle avoit pris, et qu’elle n’avoit fait ce que Dieu lui avoit commandé, mais avoit fait sa volonté. » Et l’évêque ajoutait : « qu’il était venu vers le roi un jeune pastour, gardeur de brebis des montagnes du Gévaudan, lequel ne disait ni plus ni moins que avoit fait Jeanne la Pucelle, et qu’il avoit commandement de Dieu d’aller avec les gens du roi, et que sans faute les Anglois et les Bourguignons seroient desconfits. »

Pour Regnault de Chartres, c’était une combinaison. Si l’on parvenait, en effet, à faire faire des miracles au berger, ou à persuader au peuple qu’il en faisait, ce qui est tout un, la Pucelle serait vite oubliée. Il avait assez bien choisi son homme, comme visionnaire ou extatique, phénomène fréquent dans les montagnes du Gévaudan. « C’estoit, dit le Journal d’un bourgeois de Paris, un méchant garçon, Guillaume le bergier, qui faisoit les gens ydolastres en lui, et chevaulchoit de costê, et monstroit de fois en aultre ses mains et pieds et son costé, et estaient tachés de sang, comme saint François. » Mais, comme homme de guerre, il n’eut pas grand succès ; dès son premier fait d’armes, il tomba entre les mains des Anglais, qui, sans autre forme de procès, le firent jeter à l’eau, cousu dans un sac. Tel fut le malheureux sort du bergier ou breyier, comme l’appellent les chroniques. Le procès de la Pucelle avait duré sept mois, et tout le souci des Anglais avait été de s’en décharger entièrement sur le clergé français, sur l’Université de Paris. Malgré leur haine aveugle contre Jeanne Darc, ils surent faire la différence.

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Cette vie de Jeanne Darc dépasse déjà les limites assignées aux biographies ordinaires, même importantes ; ceux qui suivent avec quelque attention notre marche ne seront pas étonnés de ces proportions ; ils savent que le Grand Dictionnaire, qui a à cœur de justifier son titre, est coutumier du fait. On n’ignore pas non plus qu’il entre dans ses habitudes d’aller au fond des questions, de regarder en face les problèmes historiques, de les creuser, de les fouiller et d’exposer franchement le résultat de ses recherches. Or, la vie de Jeanne Darc constitue dans l’histoire un des problèmes les plus contestés, sans contredit, qu’on rencontre dans nos annales. Sommes-nous en face d’une visionnaire ou d’un personnage qui agit à la lumière d’une pleine conscience, qui se rend compte de toutes ses pensées et de tous ses actes ? Devons-nous croire aux ordres venus d’en haut, au surnaturel, ou aux effets de l’hallucination ? Quelle interprétation devons-nous appliquer aux voix de Jeanne la Vierge ? l’interprétation surnaturaliste, l’interprétation pathologique, ou l’interprétation politique ? La raison moderne ne permet pas de s’arrêter à la première ; quand on a vu de près des hallucinés on ne peut guère songer à la seconde, parce qu’il se comprend difficilement que l’extase maladive soit compatible avec tant de bon sens, avec un esprit si bien équilibré, nous allions dire si positif. Ne sommes-nous pas plutôt fondés à croire que Jeanne Darc n’a jamais entendu d’autre voix que celle de la patrie, et que, par un trait de génie, elle a usé avec pleine réflexion du moyen efficace que lui offraient les croyances de son temps pour ramener la confiance sous les drapeaux de son roi et pour faire repasser la terreur du camp français