Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 6, part. 1, D-Deli.djvu/117

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tortueux rédacteur de ces douze articles sur lesquels on basa la condamnation, se dessinent avec un puissant relief dans ces pages destinées à éterniser leur infamie. L’historien ne flétrit pas seulement ces juges iniques ; il accuse aussi ceux qui les ont laissés faire, ces docteurs de Paris enfuis à Poitiers, ces évêques, témoins de sa pureté et de sa gloire, qui restent dans l’inaction pendant que les Cauchon, les d’Estivet, les Thomas de Courcelles pressent l’odieuse procédure. « Puisqu’ils ont oublié, dit-il, la parole de leur maître : Celui qui n’est pas pour moi est contre moi, ils doivent partager l’anathème des bourreaux devant la postérité. »

Quant au procès de réhabilitation dans lequel les historiens superficiels avaient vu une réparation tardive, mais éclatante, M. H. Martin établit victorieusement qu’il a surtout servi à fausser l’opinion, à tromper l’histoire sur certains points, à l’avantage de Charles VII et de ses conseillers ; qu’il fut fait dans un intérêt tout royaliste. Des dépositions importantes furent supprimées, d’autres ne furent même pas demandées ; des pièces considérables, comme l’examen de l’université de Poitiers avant le départ de Jeanne pour Orléans, disparurent. Cependant, malgré tant de précautions, la vérité s’échappe de cette incohérente procédure, menée de front dans quatre villes à la fois ; ce document n’a pas tout dit, mais ce qu’il dit suffit pour faire tout comprendre, et c’est tout à la fois grâce à lui et malgré lui qu’on a pu restituer à Jeanne sa vraie physionomie. « Les pouvoirs qui s’étaient conjurés contre la mission de Jeanne ont longtemps exploité sa mémoire. Une pâle et froide image qui a longtemps défrayé l’histoire, suivant l’expression de M. Quicherat, avait remplacé la sublime héroïne qui sauva la France. Certaines opinions, dans l’intérêt de théories rétrospectives, peuvent regretter cette Jeanne Darc de convention ; mais elles essayeront en vain de déplacer le débat et de contredire les écrivains qui ne font que constater des faits incontestables. Ce n’est la faute de personne si la prodigieuse figure a brisé les cadres où l’on s’efforçait de la tenir enfermée. Il faudra bien qu’on se résigne à la voir telle que Dieu l’avait faite. »

POËMES SUR JEANNE.

Jeanne Darc (Joan of Arc), poème épique de Robert Southey (1796, in-4o). Cette composition est une œuvre de la jeunesse de Southey : il n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il la fit paraître, et elle ne lui coûta, dit-on, qu’un travail de six semaines. Quelle que soit la fécondité, la facilité remarquable du célèbre poète anglais, cette rapidité de composition paraît peu probable. La lecture assidue des chroniques françaises que le poème révèle, la science des détails, des mœurs, des armoiries, qu’on y rencontre, décèlent un travail sérieux. Joan of Arc, malgré le sujet, malgré l’auréole idéale dont est entourée la figure de l’héroïne, eut un très-grand succès en Angleterre ; c’est une des meilleures œuvres qu’ait inspirées cette touchante et patriotique victime, qui semble porter malheur aux poètes. Southey, Schiller et Soumet ne suffisent pas, malgré tout, à contre-balancer Voltaire et Chapelain.

Pour quelques-uns des admirateurs de Southey, Joan of Arc est son chef-d’œuvre. Ils lui reprochent seulement une imitation trop visible des vers et de certains procédés de Milton. Cette imitation lui suggéra même l’idée singulière de faire naître Jeanne Darc d’une côte d’Ève, comme Ève était née d’une côte d’Adam. Mais il ne faudrait pas juger cette œuvre sur cette bizarre imagination. M. Forgues en a bien rendu l’impression générale dans les quelques lignes suivantes : « Recherches historiques pleines de conscience, sinon de profondeur, jeunesse et ardeurs de conviction, heureux abandon d’un style non encore tourmenté par de fatales lectures, tout se réunit pour en faire, à notre avis, le chef-d’œuvre de Southey. D’où vient qu’il est intraduisible et qu’à tout prendre l’indigeste roman de Chapelain trouverait plus de lecteurs chez nous ? C’est qu’avant tout cette chronique rimée est une chronique anglaise ; c’est que le poëte si jeune avait eu beau lire Monstrelet et Froissart, il n’avait pu recomposer le monde qu’il avait à peindre. Les faits, il les savait : le jour, l’heure du combat, l’écusson de chaque cavalier, le costume des moindres gens d’armes, et jusqu’à leurs cris de guerre ou de rescousse, il connaissait tout cela, les chroniqueurs le lui avaient dit à leur manière bavarde et naïve ; mais, quand il fallut faire penser tous les mannequins qu’il avait rangés en longues files, l’étudiant de Baliol-College se trouva court et embarrassé. Il ouvrit ses livres et feuilleta Milton. » Le poëme de Southey, improvisation brillante, est une épopée de coups de lance et de paladins ; malgré son apparente exactitude historique et l’étude minutieuse des détails, il ne reproduit sous son vrai jour ni l’héroïne, ni ses faits d’armes, ni son époque.

Dans la préface du poëme est consigné un fait qui montre que l’esprit de parti ne prévalut pas longtemps en Angleterre contre la sublimité du personnage de Jeanne Darc. On sait que Shakspeare, dans la deuxième partie de Henri VI, a donné à notre héroïne un rôle odieusement bouffon, et certains critiques se fondent même sur cette particularité pour nier que la pièce soit de Shakspeare. En 1796, peu avant le poëme de Southey, le théâtre de Covent-Garden eut l’idée de jouer une parade grossière où Jeanne Darc était entraînée aux enfers par des légions de diables ; les huées et les sifflets du public contraignirent l’imprésario à changer le dénoûment, et à faire enlever Jeanne au ciel par des anges.

Jeanne Darc ou la France sauvée, poëme en douze chants par Pierre Duménil (1818). « Jeanne Darc, dit Raynouard, en rendant compte de cet ouvrage, a été diversement maltraitée par les mauvais vers de Chapelain et par les beaux vers de Voltaire, indignement outragée par Shakspeare : elle mérite de trouver des vengeurs parmi les poètes français. » Malheureusement les vengeurs sont difficiles à rencontrer, et l’épopée de la France sauvée est morte modestement et sans bruit à l’ombre de la Pucelle.

Il n’est pas de degré du médiocre au pire,

a dit Nicolas Despréaux. Encore le pire a-t-il sur le médiocre l’avantage de provoquer la raillerie. On a ri longtemps de la Pucelle de Chapelain ; Duménil est oublié. Mais quelle idée aussi d’entreprendre un poëme plus ennuyeux que la Henriade, une épopée coulée dans le moule antique, avec songes, prophéties, batailles, le tout saupoudré d’apparitions et de discours du Père Éternel ! L’histoire fait au milieu de tout cela une assez triste figure, cette histoire si belle, si poétique, si romanesque par elle-même. Ainsi Jeanne Darc, comme Énée, qui en cela avait suivi l’exemple d’Achille, reçoit, au début du poème, un bouclier où sont ciselés les principaux épisodes de l’histoire de France. C’est avec ce bouclier merveilleux qu’elle prend d’assaut Orléans, Patay, Beaugency, après des sièges dont l’auteur nous inflige l’interminable description. Il ne nous accorde, pour reposer notre attention, que quelques intermèdes célestes ou infernaux, où les anges et les diables sont représentés luttant pour et contre Jeanne. Çà et là des traits poétiques de ce genre :

Deux fois mille guerriers commandés par Villars....
Inspecter tous les corps et passer la revue....
Les vivres stipulés par l’accord favorable....

Enfin l’action se termine à Reims, par une prophétie de Jeanne, qui, inspirée par l’auteur bien avisé, déroule l’avenir tout entier et, avec une admirable perspicacité, fait pressentir jusqu’aux excès de la Révolution et aux bienfaits de la Restauration.

Jeanne Darc, trilogie nationale, dédiée à la France, par Alexandre Soumet (Paris, 1846). Jeanne Darc est l’œuvre posthume du poëte ; à peine a-t-il eu le temps de l’achever, et c’est le ministre de l’instruction publique qui a fourni, sur le budget, les fonds nécessaires à la publication de ce poëme. Il est divisé en trois parties. La première contient six chants : la Chasse au cerf blanc ; François de Paule ; Jeanne Darc devant le roi ; l’Arbre des fées ; les Aventures dans le bois des chênes ; Apparition de monseigneur l’archange saint Michel. La seconde renferme douze chants : la Bonne ville ; la Fête de Mme  Isabeau de Bavière ; Délivrance merveilleuse d’Orléans ; le Duel dans la chapelle ; le Spectre de Charles VI ; le Bouclier invisible ; Glacidas ; la Bataille de Patay ; Agnès ; le Sacre dans la cathédrale de Reims ; Deux visions dans la forêt de Compiègne ; Prisonnière. La troisième se compose de cinq récits : la Captivité ; la Torture ; le Tribunal ; le Jugement de Dieu ; le Bûcher. Enfin chacune des parties porte les titres généraux de : Jeanne Darc bergère, Jeanne Darc guerrière, Jeanne Darc martyre. Tels sont les matériaux qui forment la trilogie destinée à conduire l’héroïne du hameau natal jusqu’au bûcher funèbre, en lui faisant franchir tous les degrés de la gloire et de l’infortune. Idylle, épopée, tragédie, l’auteur a employé tous les genres, et pourtant, malgré la multiplicité des épisodes, l’abondance des détails, il n’a pu échapper à la monotonie. Il est vrai que la vie de la Pucelle, tout entière dans un seul acte de dévouement sublime, ne pouvait pas fournir matière à un long poëme. Voltaire seul a pu faire un chef-d’œuvre de longue haleine avec un pareil sujet, mais on sait comment il s’y est pris. Il est un reproche grave qui doit être adressé à M. Soumet, c’est de n’avoir vu dans l’histoire de Jeanne Darc qu’une occasion de rallumer le feu mal éteint des haines nationales. C’est ainsi qu’il débute, dans son prologue, par cette comparaison injuste et de mauvais goût ;

L’Angleterre stérile et la France féconde
Ont en deux larges parts scindé l’âme du monde,
Et les deux nations sont les représentants
De cette âme agrandie à chaque pas du temps :
L’une, dès le berceau, se dresse pour l’empire ;
La fleur des dévoûments naît dans l’air qu’elle aspire ;
Sa lèvre est belliqueuse ou garde un pli moqueur ;
Toujours son ciel brûlant lui réchauffe le cœur ;
Elle porte toujours, sous un front qui rayonne,
Une âme ouverte aux pleura dans un sein d’amazone.

Et, après avoir continué sur ce ton dithyrambique pendant une centaine de vers, il ajoute :

L’autre fait son bonheur de sa rapacité ;
Sa main ne sait tenir ni flûte ni palette.
Comme un oiseau des mers, elle est rauque ou muette.
Son soleil porte un voile, et les rois des beaux-arts,
Haydn et Raphaël, mourraient sous ses brouillards.

La suite se devine, et nous en avons cité assez pour donner une idée de l’esprit dans lequel l’auteur a composé son poëme. On y trouve pourtant de belles pages, bien senties, fortement pensées, et de gracieux vers, comme ceux que nous citons en terminant :

La plus accorte des maîtresses.
Sois ma blonde étoile et ma fleur ;
Épanche tes joyeuses tresses
Pour cacher mon front au malheur.
Ce bois aux dômes magnifiques
N’a que des rameaux pacifiques,
Où le désir vient se poser.
Les heures ne sont pas perdues.
Quand deux âmes sont confondues
Dans le mystère d’un baiser.

La chasse, en tumulte égarée,
Dit le roi, s’éloigne de nous ;
Laisse mon front, mon adorée,
Rêver d’amour sur tes genoux.
Comme une hirondelle lassée
D’un long voyage, ma pensée
Se repose dans sa langueur ;
Près de cette onde cristalline.
Mon âme n’est plus orpheline
Lorsque je m’endors sur ton cœur.

Nous ne parlons pas ici des poëmes de Chapelain et de Voltaire sur Jeanne Darc.On en trouvera le compte rendu au mot pucelle.

ŒUVRES DRAMATIQUES SUR JEANNE.

Jeanne Darc, tragédie de Schiller, en cinq actes et en vers. La première représentation de Jeanne Darc, ou plutôt de la Pucelle d’Orléans (car c’est là le véritable titre de la pièce), eut lieu à Weimar en 1801. Le succès tut immense, et Schiller fut accueilli dans la rue par une manifestation des plus enthousiastes. Quelques années plus tard, le monologue de Jeanne servit à enflammer le courage des Allemands dans la lutte qu’ils avaient à soutenir pour l’indépendance de leur patrie. Schiller s’était mis à étudier ce sujet après avoir achevé Marie Stuart. « La matière, écrivait-il à Kœrner, est digne de la pure tragédie, et si je réussis, par la manière de la traiter, à la faire valoir autant que Marie Stuart, je puis compter sur un beau succès. » Schiller avait quitté sa famille, et, dans la fièvre d’enfantement qui le tourmentait, il changeait à chaque instant de résidence, cherchant le calme et la solitude partout, ne les trouvant nulle part. Enfin, l’œuvre achevée, il revint à Weimar, la soumit à Gœthe et au grand-duc Charles-Auguste, qui lui prodiguèrent des éloges, mais déclarèrent la pièce impropre à la scène. Schiller se rendit à leurs raisons et vendit son œuvre au libraire Unger ; néanmoins, avant la publication de la pièce, il changea de nouveau d’avis, et bientôt tous les grands théâtres de l’Allemagne montèrent sa tragédie. Iffland dirigeait la scène de Berlin ; il déploya dans la mise en scène du quatrième acte une pompe extraordinaire, et un témoin oculaire raconte que plus de 800 personnes y figuraient. Schiller trouvait que c’était passer les bornes, et que tout cet éclat détournait les spectateurs de son poëme. Il a entremêlé sa pièce de morceaux lyriques, et ce mélange produit un très-bel effet. Nous n’avons guère en français que le monologue de Polyeucte ou les chœurs d'Athalie et d’Esther qui puissent nous en donner une idée. La poésie lyrique, selon nous, convient presque toujours aux sujets religieux ; elle élève l’âme vers le ciel et la dispose à partager l’exaltation des personnages mis en scène.

Après de touchants adieux à son village natal, Jeanne part pour le camp du roi.

Jusqu’au couronnement, l’auteur reste fidèle à l’histoire ; avec les couleurs les plus vraies et les plus vives, il peint la détresse du royaume de France ; mais tout à coup il se jette dans le fantastique. Les historiens ont longtemps admis le merveilleux dans l’histoire de Jeanne Darc ; l’écrivain dramatique est donc parfaitement autorisé à l’introduire sur la scène. Mais Schiller ne s’est pas contenté du merveilleux historique, il a cru devoir dépasser à cet égard les données de l’histoire légendaire, et c’est une faute, ce nous semble, quand on s’adresse à des spectateurs si peu disposés à croire au surnaturel. Il y a danger évident de les faire sourire.

Parmi les nobles chevaliers de la cour de France, Dunois s’empresse de demander la main de Jeanne Darc ; mais, fidèle à ses vœux, elle refuse. Un jeune Montgomery, au milieu de la bataille, la supplie de l’épargner et lui peint la douleur que sa mort va causer à son vieux père ; mais Jeanne rejette sa prière, et montre une cruauté que le poète aurait dû lui épargner. Cependant, sur le point de frapper un jeune Anglais, Lionel, l’héroïne se sent tout à coup attendrie ; l’amour est entré dans son cœur de vierge. Dès lors toute sa puissance est détruite ; un chevalier, noir comme le destin, lui apparaît dans le combat, et lui conseille de ne pas aller à Reims. Elle y va cependant ; mais elle ne porte plus qu’en tremblant l’étendard sacré ; elle sent que l’esprit divin ne la protège plus. Avant d’entrer dans l’église, elle s’arrête seule en scène. Ici se place ce magnifique monologue que nous donnons plus bas. Le trouble de Jeanne va croissant ; les honneurs qu’on lui rend, la reconnaissance qu’on lui témoigne, rien ne peut la rassurer, car elle se sent abandonnée par la main toute-puissante qui l’avait élevée. Enfin ses funestes pressentiments s’accomplissent ; elle est accusée de sorcellerie, et son père même, fanatique aveuglé par la superstition, vient déposer contre elle devant les seigneurs de la cour. On presse Jeanne de se justifier ; le roi l’interroge. L’archevêque la supplie de jurer sur le crucifix qu’elle est innocente, et elle se tait. Jeanne est alors bannie du royaume qu’elle vient de sauver. Nul n’ose plus s’approcher d’elle. L’infortunée sort de la ville : elle erre dans la campagne. Poursuivie d’asile en asile, elle tombe au pouvoir de l’ennemi. Arrive enfin ce dénoûment qu’on a tant reproché à Schiller. Le poëte suppose que Jeanne, enchaînée par les Anglais, brise miraculeusement ses chaînes, revient au camp des Français, décide la victoire en leur faveur, et reçoit une blessure mortelle. « Lorsque la poésie, dit Mme  de Staël, veut ajouter à l’éclat d’un personnage historique, il faut au moins qu’elle lui conserve avec soin la physionomie qui le caractérise ; car la grandeur n’est vraiment frappante que quand on sait lui donner l’air naturel. Or, dans le sujet ds Jeanne Darc, c’est le fait véritable qui a non-seulement plus de naturel, mais plus de grandeur que la fiction. » Un reproche non moins fondé qu’on a adressé à Schiller, c’est d’avoir montré Jeanne Darc sensible à l’amour, au lieu de la faire mourir martyre, sans qu'aucun sentiment terrestre l'eût jamais distraite de sa mission divine. L'histoire voulait que son âme et son cœur fussent trop absorbés par son dévouement sublime pour offrir une place quelconque aux viles passions de lau terre. On a également critiqué la scène où Talbot, blessé par Jeanne Darc, meurt sur le théâtre en blasphémant. La tradition prétend que Jeanne Darc n’avait jamais versé le sang humain, et que, par la puissance divine, elle savait triompher sans tuer. Jeanne Darc souillée de sang et sujette à une passion terrestre nous semble presque dépouillée de son auréole. Il est tout à fait surprenant qu’un grand esprit comme Schiller n’ait pas senti la nécessité de laisser à son héroïne cette virginité des mains et du cœur dont l’histoire nous la montre si jalouse. Cela dit, et après avoir reproché encore à ce drame quelques longueurs, comme on en trouve trop souvent dans le théâtre allemand, nous terminerons par un éloge sans réserve, et nous souscrirons volontiers à cette appréciation d’un historien de la littérature germanique :

« Jeanne Darc est une des meilleures tragédies de Schiller. On ne peut rien lire de plus admirable que le portrait qu’il fait de cette fille des champs, de cette vierge innocente et pure, timide, crédule et pauvre comme ses parents, pleine d’ignorance et de simplicité, et tout à coup inspirée par deux passions souveraines, l’amour de Dieu et l’amour de sa patrie. Après nous avoir fait chérir Jeanne Darc dans la simplicité de la vie pastorale, le poète déploie toute l’énergie de son pinceau pour la représenter quand elle devient l’oracle de Charles VII, le guide des plus illustres généraux, le chef de l’armée française et l’espoir de la nation. Parmi les scènes remarquables que cette tragédie nous offre en foule, il en est une que la dignité de la scène française repousse, mais qui, cependant, répand sur un tableau dramatique le plus vif intérêt ; c’est celle où, accusée de sorcellerie et forcée de fuir, Jeanne Darc, après une marche longue et pénible, arrive dans une cabane. La fatigue l’accable, la soif la dévore : un paysan, touché de compassion, lui présente un peu de lait. Au moment où elle le porte à ses lèvres, un enfant, qui l’a regardée avec attention, lui arrache la coupe et s’écrie : « C’est la sorcière d’Orléans ! » Ce tableau produit chez les spectateurs un frémissement universel. »

Le lecteur lira sans doute avec intérêt le monologue de la scène IV ; ce passage lui montrera de quelle manière l’auteur des Brigands a traité le sujet qu’il a emprunté à notre histoire nationale.

« Jeanne, seule. Adieu, montagnes, pâturages chéris, vallons doux et paisibles, adieu ! Jeanne ne promènera plus ses pas sur vos sentiers, Jeanne vous dit un éternel adieu. Gazon que j’arrosais, arbres que j’ai plantés, reverdissez gaiement encore. Adieu, grottes et sources fraîches, et toi, écho, aimable voix de la vallée qui souvent répondis à mes chansons, Jeanne s’en va et ne reviendra plus. « Doux théâtre de mes joies paisibles, je vous quitte pour toujours. Agneaux, dispersez-vous sur la bruyère, vous êtes à présent sans bergère ; je vais guider un autre troupeau à travers les périls, sur les champs ensanglantés. Ainsi l’ordonne la voix de l’esprit ; ce n’est pas un vain, un terrestre désir qui m’entraîne. Car celui qui descendit sur les hauteurs de l’Horeb pour apparaître aux yeux de Moïse dans le buisson ardent, et lui ordonner de se présenter devant Pharaon ; celui qui jadis choisit pour combattant ce berger, ce pieux enfant d’Isaïe ; celui qui s’est toujours montré favorable aux bergers, celui-là m’a parlé à travers les branches de l’arbre, et m'a dit : « Va ; tu dois rendre pour moi témoignage sur la terre. Tu enfermeras tes membres dans un dur airain ; tu couvriras d’acier ta poitrine délicate. Jamais l’amour de l’homme, jamais les vains plaisirs d’une flamme coupable ne doivent toucher ton cœur. Jamais la couronne de fiancée ne parera ta chevelure, et nul doux enfant ne s’épanouira sur ton sein ; mais je t’élèverai par la gloire des armes au-dessus de toutes les femmes. Quand les plus braves vacilleront dans le combat, quand le destin de la France semblera ap-