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qui avait été nommée en quelque sorte par le suffrage universel, décréta que pour être citoyen actif il faudrait payer une certaine contribution, Desmoulins s’éleva avec une extrême vivacité contre ce décret, ainsi que contre celui du marc d’argent, qu’il appela « la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l’Assemblée nationale. Pour faire sentir, dit-il, toute l’absurdité de ce décret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n’auraient pas été éligibles. » Il crie aux prêtres de l’Assemblée qui ont voté le décret : « Ne voyez-vous pas que Jésus-Christ n’aurait pas été éligible ! » Et il continue avec autant de verve que de bon sens : « Que voulez-vous dire avec ce mot de citoyen actif, tant répété ? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille ; ce sont ceux qui défrichent les champs, etc. » Dans toutes les grandes questions, Desmoulins précéda presque toujours en éclaireur l’opinion publique. Mais par la nature même de son esprit, par ses goûts littéraires raffinés, il semble s’adresser plus particulièrement au petit nombre des lettrés ; ses continuelles allusions à l’histoire ancienne, ses fréquentes citations latines, ses traits d’érudition classique, ne pouvaient être saisis de tout le monde ; il en est de même de ses traductions de fantaisie, de ses anachronismes volontaires, de ces travestissements parfois si comiques, quand il transforme Caton et Cicéron en jacobins, Catilina en feuillant, etc. Toutes ces fantaisies, où il a dépensé tant de finesse et d’esprit, perdaient une grande partie de leur valeur pour la masse des lecteurs ; sous ce rapport, Camille peut sembler moins populaire que les autres journalistes du temps, Loustalot, par exemple, dont te style éloquent, mais grave et dénué d’ornements, était bien mieux à la portée de la foule des illettrés.

Le journal les Révolutions de France et de Brabant cessa de paraître le 25 juillet 1791, lors de la petite Terreur constitutionnelle qui suivit le massacre du Champ-de-Mars.

Dans cet intervalle, rempli de tant de luttes, Camille avait trouvé le bonheur domestique dans son union, longtemps rêvée, avec Lucile Duplessis, fille d’un premier commis des finances, dotée de 100, 000 livres, et qui avait refusé pour lui les partis les plus brillants. Ce fut l’époque heureuse de sa vie ; moment trop court, car bientôt allaient commencer pour lui les rudes épreuves et la mêlée sanglante. Le massacre du Champ-de-Mars l’affecta douloureusement, le frappa dans ses espérances et dans ses convictions ; poursuivi, comme tous les patriotes influents, il dut cesser brusquement la publication de son journal ; il fit dans son dernier numéro des adieux touchants au public et se retira découragé. Mais il reparut quelques mois plus tard, préparé à de nouveaux combats, et reprit pour un moment sa profession d’avocat, tout en suivant le mouvement politique et en fréquentant assidûment le club des Jacobins. Dans les débats sur la guerre, à laquelle s’opposait Robespierre et que prêchait Brissot comme le signal de l’affranchissement des peuples, Camille soutint la même opinion que son ancien camarade de collège, et fut violemment attaqué dans le journal de Brissot. Comme avocat, il avait signé une espèce de consultation pour deux individus condamnés à quelques mois de prison en application de la loi sur les maisons de jeu, et que le tribunal avait envoyés dans des maisons de force, bien qu’ils attendissent un second jugement et qu’on n’eût dès lors que le droit de les enfermer dans une maison d’arrêt. Cette question de légalité se transforma, sous la plume de l’aigre Girey-Dupré, collaborateur de Brissot, en une scandaleuse apologie des jeux de hasard. Rien n’était plus mensonger ; mais, au fond, c’était déjà le commencement des luttes entre les groupes qui devaient composer la Gironde et la Montagne.

Cette provocation imprudente (qui d’ailleurs n’était pas la première) mit Desmoulins hors de lui ; excité peut-être par Robespierre, il lança son violent et célèbre pamphlet, Brissot dévoilé, où, commentant à sa manière le passé de son ennemi et ses actes politiques, mêlant le vrai à l’absurde, s’abandonnant à sa verve endiablée, il marqua d’un fer chaud le pauvre Brissot et ses brissotins. Plus tard, en 1793, le terrible enfant regrettera amèrement cette œuvre de colère et de passion. On sait, en effet, qu’il assistait à la séance du tribunal révolutionnaire où furent condamnés les girondins, et qu’il éclata en sanglots en s’écriant : « Hélas ! c’est moi, c’est mon Brissot dévoilé qui les tue ! » Ce qui ne l’empêchera point, d’ailleurs, de tuer de la même manière Cloots et les hébertistes, c’est-à-dire de préparer étourdiment leur immolation par ses redoutables pamphlets.

Quelque temps après cette déplorable polémique, il publia, avec Fréron, un nouveau journal, la Tribune des patriotes, qui n’eut que quelques numéros.

En juillet 1792, il lui naquit un fils, auquel il donna le nom romain d’Horace, et qu’il fit inscrire sur les registres de l’état civil, en dehors de toute cérémonie religieuse, donnant par une nouvelle initiative le premier exemple d’un baptême purement civil et municipal. Cet acte de naissance, libellé sur sa déclaration et qu’on peut lire sur les registres de l’ancienne commune, est encore un morceau de polémique voltairienne ; en voici un extrait :

« Cejourd’hui, 8 juillet 1792, est comparu par-devant nous, officier municipal, etc., etc. Benoît-Camille Desmoulins…, lequel nous a dit… que la liberté des cultes étant décrétée par la Constitution, et que, par un décret de l’Assemblée nationale législative, relatif au mode de constater l’état civil des citoyens autrement que par des cérémonies religieuses, il doit être élevé dans chaque municipalité chef-lieu un autel sur lequel le père, assisté de deux témoins, présentera à la patrie ses enfants ;

« Le comparant, voulant user des dispositions de la loi constitutionnelle, et voulant s’épargner un jour, de la part de son fils, le reproche de l’avoir lié par serment à des opinions religieuses qui ne pourraient pas encore être les siennes, et de l’avoir fait débuter dans le monde par un choix inconséquent entre neuf cents et tant de religions qui partagent les hommes, dans un temps où il ne pouvait pas seulement distinguer sa mère ;

« En conséquence, il nous requiert, etc. »

Un lien nouveau, et le plus tort de tous, rattachait donc à la vie le pauvre Camille, si tendre, si passionné dans ses affections de famille, comme Danton et tant d’autres des terribles lutteurs de ce temps. Dans ce modeste appartement de la rue de l’Ancienne-Comédie, entre ses livres, le berceau de son enfant et la tendresse dévouée de sa Lucile, il eût pu, s’il eût été dominé par le vulgaire épicurisme que quelques-uns lui ont attribué, se créer, dans l’aisance que le produit de ses travaux et la dot de sa femme lui avaient assurée, l’existence oisive et paisible de l’égoïste ou du sage. Mais jamais il ne s’est montré aussi dévoué à la cause du peupl que depuis que le bonheur est à son foyer.

L’étranger est en marche : Brunswick lance son odieux manifeste ; la France se lève ; un seul cri retentit dans le pays : la déchéance du pouvoir exécutif, complice de la coalition ! L’Assemblée hésite… Le tocsin du 10 août éclate : le grand duel de la Révolution contre les rois commence par l’assaut des Tuileries. Camille, qui avait préparé le mouvement avec Danton, les cordeliers, la Commune, etc., prit le fusil et joua un rôle actif dans la lutte. Après la victoire, Danton, nommé par l’Assemblée ministre de la justice, le choisit pour l’un de ses secrétaires. On a prétendu, d’après quelques phrases de méprisables pamphlets, qu’il avait trempé dans les massacres de septembre, que du moins il en avait été l’un des organisateurs secrets. Mais quelle preuve en a-t-on jamais donnée ? Aucune. Nous n’avons donc pas à discuter une allégation vague qui ne repose sur aucun fondement. Il fut un temps, on le sait, où cette accusation banale était prodiguée sans mesure et acceptée sans examen ; pas une biographie des hommes de la Révolution n’était complète sans cela.

Nommé par les électeurs de Paris député à la Convention nationale, Desmoulins alla siéger à la Montagne et vota la mort du roi sans appel ni sursis. Il fit partie de divers comités ; mais, nous en avons dit le motif plus haut, il parut rarement à la tribune. Puis sa poitrine était faible. À Legendre qui lui reprochait son silence, il répondait ironiquement : « Mais, mon cher Legendre, tout le monde n’a pas tes poumons… Sans doute il faut des parleurs dans une assemblée, et après l’achèvement de la Constitution nous avons été trop heureux de trouver, dans la présidence de Thuriot, le prodige d’un robinet si intarissable de paroles, pour répondre aux compliments des quarante-huit sections ; mais où en serions-nous s’il y avait dans l’Assemblée sept cents robinets semblables ? »

Dans le duel émouvant entre la Montagne et la Gironde, il porta encore un coup décisif par son Histoire des Brissotins ou Fragments d’une histoire secrète de la Révolution. Sans doute, il y avait des reproches sérieux à faire aux girondins ; mais le pamphlet de Camille, écho des haines de parti, n’en est pas moins aussi injuste que violent. Avec la crédulité de ces temps de passion, il ressasse contre ses adversaires toutes les accusations dont eux-mêmes avaient été si prodigues ; c’est toujours l’éternelle conspiration contre la République que les partis s’imputaient mutuellement. Ces dissensions déplorables sont une des grandes misères de cet âge héroïque. Unis contre les girondins et contre l’étranger, les Montagnards, une fois leurs ennemis abattus, allaient bientôt eux-mêmes se diviser en factions et s’entre-déchirer. Après la chute des girondins, ces divisions s’accusèrent de plus en plus : d’un côté, Robespierre et ses amis, aspirant visiblement, sinon à la dictature, au moins à la domination ; de l’autre, les dantonistes, un peu lassés des orages révolutionnaires et qui voulaient enrayer ou tout au moins modérer le mouvement ; enfin, un troisième parti composé des principaux membres de la grande Commune, des nouveaux cordeliers, des officiers de l’armée révolutionnaire, etc., qu’on a confondus sous l’appellation plus ou moins exacte d’hébertistes : c’était la crête du parti montagnard, les ultras. Ce sont eux qui déterminèrent le vaste mouvement anticatholique. Quand Robespierre voulut les frapper, il trouva à sa portée, sous sa main, une arme terrible, la plume de Camille. Avec cette mobilité que nous lui avons déjà reprochée, Desmoulins qui était dans la Révolution l’incarnation la plus vraie de Voltaire, n’en ouvrit pas moins la campagne contre les continuateurs de Voltaire, contre les ennemis du culte catholique. Il est vrai qu’en agissant ainsi il obéissait à divers mobiles fort avouables : d’abord le noble désir de mettre fin au régime de la Terreur, ensuite l’espérance d’entraîner par cette concession Robespierre dans cette politique de la clémence où lui-même avait suivi Danton, et qu’ils voulaient inaugurer dans le gouvernement. D’un autre côté, et sans tenir compte des divisions particulières, ce cordelier de 1789, ce révolutionnaire classique, que n’avait pas effarouché Marat, parce qu’il ne le prenait pas trop au sérieux, s’effrayait de cette nouvelle génération révolutionnaire et des horizons nouveaux qui s’ouvraient. Longtemps auparavant il avait dit ingénieusement : « On ne peut nous prendre que par les hauteurs, en s’emparant du sommet de la Montagne comme d’une redoute : la contre-révolution ne peut se faire qu’en bonnets rouges. » Ce n’était pas la contre-révolution qui allait se faire ; mais il est certain que les montagnards les plus ardents étaient déjà dépassés.

C’est sous cette impression que Camille commença la publication du Vieux Cordelier, dont le but était de combattre les ultras, de modérer l’action du gouvernement révolutionnaire, et de servir d’organe à ceux qu’on a nommés les indulgents. Dans les premiers numéros, communiqués à Robespierre et revus par lui (décembre 1793), il attaqua avec une extrême violence les hébertistes, et d’abord spécialement Cloots, le noble philosophe, que Robespierre n’eut plus qu’à faire exclure des jacobins pour le conduire à l’échafaud ; ensuite vint le tour de Chaumette, puis d’Hébert, etc. Disons tout : en se prononçant avec tant de passion contre les exagérés, contre les destructeurs du catholicisme, les dantonistes agissaient moins par conviction que par politique ; c’était un gage qu’ils donnaient à Robespierre par qui ils se sentaient menacés. Nous avons donné une analyse de cette dernière œuvre de Camille, la plus importante de toutes, et, pour éviter de retomber dans les questions déjà traitées, nous renvoyons le lecteur à l’article Cordelier (le Vieux). Rappelons seulement que, dans les numéros suivants, Desmoulins présenta ce fameux tableau satirique de la Terreur, tant de fois cité, et qui est en effet un chef-d’œuvre ; et qu’enfin il proposa l’établissement d’un comité de clémence. « Voulez-vous, disait-il, que j’adore votre Constitution, que je tombe à genoux devant elle, ouvrez la porte à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects ! »

C’était le cri du cœur, la réaction de la pitié ; et dans un tel moment, quand la République était dans une crise suprême, assiégée par toute l’Europe et menacée par mille complots intérieurs, quand les âmes étaient au plus haut degré de la colère et de l’exaltation, de telles paroles étaient des actes dont on ne saurait trop admirer l’énergie. Mais telle était l’inconséquence de cette âme de femme et d’artiste ! c’était après avoir préparé par le pamphlet le plus injuste et le plus cruel l’immolation de Cloots, qui avait donné sa fortune et sa vie à la Révolution, que Camille écrivait ces pages brûlantes de larmes en faveur des ennemis de la Révolution. Cette contradiction choqua beaucoup de républicains, qui pensaient, en outre, qu’une clémence aveugle eût été intempestive dans l’état où se trouvait la France, et que ce qu’il fallait, c’était une justice exacte, vigilante et ferme.

Ces thèses d’humanité, qui s’emparent si puissamment du cœur quand nous les relisons loin des événements, semblaient impliquer que la Révolution n’avait plus aucun obstacle devant elle, que tous ses ennemis étaient ou vaincus, ou convertis, ou peu dangereux : or le contraire n’était que trop manifeste.

Quand deux armées sont en présence, au milieu du plus furieux combat, un prédicateur qui voudrait persuader à l’une d’entre elles, au nom de l’humanité, de jeter sur-le-champ ses armes au loin et de rester la poitrine nue devant un ennemi sans pitié, n’obtiendrait vraisemblablement pas un grand succès.

Camille ne recueillit guère que les applaudissements de l’autre armée, c’est-à-dire des royalistes, qui lui firent un succès retentissant. La campagne du modérantisme était fort compromise. Avec ses entraînements, sa verve d’artiste, son ardente sentimentalité, l’enthousiaste écrivain ne réussit qu’à faire un chef-d’œuvre littéraire ; un politique se fût bien gardé de pousser ainsi la question jusqu’aux exagérations de l’éloquence et du sentiment ; il eût procédé par des transitions habilement ménagées, et peut-être eût-il obtenu plus de succès.

Une fois lancé dans cette voie, Camille ne s’arrêta plus, et déjà il commençait à attaquer les comités, lorsqu’il fut entraîné dans la chute de Danton, qu’on regardait comme son inspirateur. Une fois les hébertistes écrasés, la République, ou plutôt le gouvernement révolutionnaire se trouva privé d’un contre-poids utile ; le parti de Robespierre pesa alors de tout son poids, et les dantonistes (ce fut leur punition), après avoir contribué à l’immolation des exagérés, se trouvèrent seuls en présence du colosse et furent eux-mêmes flétris sous le nom de faction des indulgents. De là à supposer l’existence d’une conspiration, il n’y avait qu’un pas qui fut rapidement franchi, tant était grande la crédulité des hommes passionnés de cette époque de lutte.

Dans la nuit du 11 germinal an II (31 mars 1794), Camille fut arrêté en même temps que Danton. Il venait d’apprendre la mort de sa mère. Traduit au tribunal révolutionnaire avec ses amis, il fut comme eux condamné à mort le 16 germinal (5 avril), après un semblant de procédure qui ne fut qu’une ignoble comédie judiciaire. Ces illustres accusés, ces fondateurs de la République, furent immolés comme convaincus d’avoir conspiré contre la République, voulu rétablir la monarchie, etc. On sait qu’il ne leur fut pour ainsi dire pas possible de se défendre.

Hélas ! telle est la justice des partis. Lui-même, Camille, quelques jours avant son arrestation, n’avait-il pas applaudi au supplice des hébertistes ? Il avait même poussé la cruauté jusqu’à faire escorter la charrette d’Hébert par des hommes portant des petits fourneaux au bout d’une pique (pour rappeler les fourneaux du Père Duchesne).

Quant à lui, il montra non de la faiblesse, mais un grand désespoir, au souvenir de sa femme et de son fils. On ne relira jamais sans déchirement de cœur les lettres qu’il écrivait de sa prison à sa chère Lucile. Voici un passage de la dernière :

« …..Malgré mon supplice, je crois qu’il y a un Dieu. Mon sang effacera mes fautes, les faiblesses de l’humanité ; et ce que j’ai eu de bon, mes vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Je te reverrai un jour, ô Lucile ! Sensible comme je l’étais, la mort, qui me délivre de la vue de tant de crimes, est-elle un si grand malheur ? Adieu, ma vie, mon âme, ma divinité sur la terre ! je te laisse de bons amis, tout ce qu’il y a d’hommes vertueux et sensibles. Adieu, Lucile, ma Lucile ! ma chère Lucile ! Adieu, Horace ! Adieu, mon père ! Je sens fuir devant moi le rivage de la vie. Je vois encore Lucile ! je la vois, ma bien-aimée ! ma Lucile ! Mes mains liées t’embrassent, et ma tête séparée repose encore sur toi ses yeux mourants ! »

Sur la charrette fatale, le malheureux s’agitait et haranguait la foule : « Peuple, disait-il, on tue tes amis ! Qui t’a appelé à la Bastille ? Qui te donna la cocarde ? Je suis Camille Desmoulins !… »

Sur l’échafaud, il reprit son calme, et regardant le couteau ruisselant du sang de Hérault de Séchelles : « Digne récompense, dit-il, du premier apôtre de la liberté ! » Il mourut en tenant dans sa main une boucle des cheveux de Lucile. Il avait trente-trois ans, l’âge du sans-culotte Jésus, comme il l’avait répondu dans son interrogatoire.

Sa femme, qui, dans l’espérance de le sauver, avait noué quelques intelligences dans la prison du Luxembourg, fut arrêtée, accusée de conspiration et envoyée à l’échafaud dix jours plus tard, en compagnie de la femme d’Hébert.

— Horace, le pauvre orphelin, recueilli par Mme  Duplessis, mère de Lucile, fit ses études au collège Louis-le-Grand, et en sortit pour commencer son droit. En 1815, au retour des Bourbons, il passa en Amérique, où il mourut peu de temps après des suites de ses longs chagrins. Il n’avait jamais quitté le deuil, qu’il avait résolu de porter toute sa vie.


DESMOULINS (Anne-Louise Duplessis-Laridon, plus connue sous le nom de Lucile). Lucile était née à Paris en 1771 ; son père était premier commis à l’administration des finances ; sa mère était renommée entre toutes les femmes de son temps par sa beauté, beauté noble, imposante, si imposante que son enfant l’appelait maman Melpomène : « J’embrasse, écrit du département du Var où il a été envoyé en mission Fréron Lapin (on avait alors la manie des surnoms), j’embrasse toute la garenne et toi avec tendresse, et de toute mon âme. Ne m’oublie pas auprès du Lapereau (le petit Horace) et de sa grand’maman Melpomène. »

La fille de maman Melpomène reçut une éducation très-soignée, qui développa tous les dons heureux dont l’avait douée la nature. Veut-on connaître tout de suite l’imagination de celle dont nous allons conter la trop courte vie ; qu’on lise cette page charmante : « Un soir — c’est elle qui écrit — un soir, c’était dans l’été, accablée de chaleur, je me traînais du bosquet à la maison, et ne pouvais pas me soutenir ; je me serais laissée aller si chaque arbre ne m’avait pas servi d’appui. J’arrivai donc à mon piano ; il faisait nuit, tout à fait nuit, je cherchai en tâtonnant mon clavier. Voyons, me dis-je, il faut que je touche un air bien gai ! J’avais beau faire aller mes doigts bien vite, mon piano ne poussait que des sons étouffés et plaintifs ; je m’abandonnai à cette douce mélancolie ; un coup sourd et éloigné de tonnerre augmenta encore les sons lugubres que je faisais sortir de mes touches. De temps en temps, le ciel était en feu. Enfin, accablée de sommeil, je m’endormis, et mes doigts étaient toujours sur le piano. Je dormis longtemps, je faisais des songes, ah ! des songes délicieux ! Je rêvais que je voyais une pluie de fleurs sous mes pieds ; je vis un nuage se former : je me sentis soulever ; enfin ce nuage m’éleva bien haut, mais bien plus haut que l’imagination na peut se le fi-