Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 7, part. 2, Em-Erk.djvu/176

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

572

ENGH

Pavillons, au milieu des cerises et des roses dont elle avait empanaché sa monture. Enfin la comtesse de Lacoste, préposée à la direction des Quatre-Pavillons jusqu’en 1827, et très-bonne musicienne, chante les eaux. d’Enghien au milieu des feux d’artifice et des bals champêtres. En même temps que sa romance fait le tour du lac, le vaudeville de la rue de Chartres joue Polichinelle aux eaux d’Enghien (8 juillet 1823), jolie bluette lestement troussée. Enghien voit alors vanter ses traiteurs, entre autres le père Canard, prédestiné par son nom k briller dans une ville d’eau. Le père Canard, ancien cuisinier de l’empereur, a pour rivalMallet, qui frète un grand bâtiment, maison sur pilotis, peinte en Diane avec des raies vertes, qui jette l’ancre au milieu du lac et tient salon nautique, auquel une goélette à voiles vous conduit. Le tout a disparu de 1832 à 1838. Quant au restaurant Canard, il devint un hôtel de France, que tint longtemps M"" ! Desmares. Le vaudevilliste Bouffé, directeur du Vaudeville, était un de ses habitués. Lorsque ce gastronome dînait seul, il commandait du melon et un grain de sel. On savait ce que cela voulait dire, et on lui servait un melon entier de la plus belle venue, et une livre de jambon, destiné a être étalé par tartine sur chaque tranche. Bouffé se piquait d’être l’homme du monde qui buvait le plus de Champagne, et on le surnommait Bouffé-Champagne. Un autre restaurant, lo restaurant de la Pêcherie, hôtel des Cygnes, aujourd’hui pavillon Talma, eut peu de réussite. Transformé en maison particulière et habité par une belle-sœur de Casimir Pôrier, il servit peu k peu de retraite à Tuima, que les eaux d’Enghien ne purent rappeler à la santé. Ce pavillon Talma est redevenu un hôtel depuis 1840. Un de ses familiers, Alexandre Dumas, en parle dans -le prologue d’un de ses romans. Horace Vernet, ami de Talma, avait amené aux eaux sa fille, presque laide ; une courte saison de bains la transforme et fait d’elle une belle personne, dont Paul Delaroche demande et obtient la main. À cette époque, Isabey apprend k canoter sur le lac et a pour atelier une chaumière. Le prince Demidoff, âgé de treize ans, la princesse Bagration, le marquis de Lagrange viennent se baigner à Enghien, qui voit des notabilités de tout genre lui revenir tous les ans avec la belle saison : l’amiral Sidney-Smith, le baron Louis, MUo Mars, MUe Duchesnois, la pimpante Jenny Vertpré, Jenny Colon et enfin Déjazet, qui apporte toujours sa paire de draps de batiste brodés, lorsqu’elle vient coucher à l’hôtel du Solitaire. De fringants équipages traversent déjà, k de certains jours, Tunique rue de l’endroit, tandis que les baigneurs de la bourgeoisie ont pour voie de transport" l’entreprise des Célérifères, qui part du faubourg Saint-Denis. Bref, jusqu’en juillet 1830, le séjour d’Enghien est une affaire de mode avant tout. Ce n’est qu’à •partir de 1835 que la renommée de ses eaux prend, au point de vue médical, des proportions toutes nouvelles ; niais, en 1838, il n’y a encore près de l’établissement que 150 âmes de population, sans compter, bien entendu, celle qui flotte. Une dizaine de généraux y viennent prendre à la fois leurs quartiers d’été. Louis Blanc y écrit son Histoire de dix mis, face à face avec Duchâtel et Cunin-Gridiiine ; M. Baroclie lui succède, puis

M. Delangle. La marquise de Boissy, pendant que son mari anglophobe fait du bruit au Sénat, se promène sous les ombrages qui bordent le lac. Don Pedro et doua Maria de Portugal, viennent attendre une couronne dans cette riante vnllée, où la reine Christine et le duc de Rianzarès s’ébattent chaque saison en amoureux.

Aujourd’hui, 500 habitants environ, qui ne quittent pas Enghien l’hiver, s’y partagent les profits les plus clairs des quelques mois d’été. Le lac, longtemps décrié parce qu’il sentait le marécage, a pour cordon sanitaire une guirlande de villas, où la voix/les sirênes parisiennes se mêle chaque soir aux notes du piano. Tentes, pavillons, chalets, kiosques, maisons carrées, châteaux gothiques s’y succèdent. Une miniature d’escadre mouille dans le port. Beaucoup d’artistes sont venus, dans ce3 dernières années, demander k ce lieu de plaisance le repos et la santé : Alexis Dupont, Dancla, Obin, Pradier, Kalbrenner, Rose Chéri, Sarah Félix, M’ie Ozy, Ismael, Gueymard. Emile de Girardin y a écrit le Supplice d’une femme. Des personnages, célèbres k des titres divers, y ont planté leur tente : Varin, l’auteur des Saltimbanques et de Villemessant, la famille Villemain, le général Montholon, Dupin aîné, Orfila, etc.

— Bibliogr. P. Cotte, Sur les eaux de Montmorency (1706) ; Analyse de l’eau de Montmorency, par Deyeux (1774. in-4») ; Analyse des eaux Je Montmorency, par Levieillaru, dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences, tome IX : Fourcroy et Delaporte., Analyse chimique de l’eau sulfureuse d’Enghien (1788, in-8u) ; Henry, Examen critique d’une nouvelle analyse de l’eau d’Enghien par Longchamp (Paris, 1826, in-S°) ; Recherches sur l’état du soiifre dans les eaux sulfureuses naturelles d’Enghien ; Bouland, Eludes sur les propriétés physiques, chimiques et médicales des eaux, minérales d’Enghien (Paris, 1850, in-8«) ; De Puisaye et Lecomte, Des eaux d’Enghien au point de vue chimique et médical (1853, in-8°) ;

ENGH

Grand établissement d’Enghien, de l’inhala-, tion sulfureuse et de la pulvérisation des eaux 1 d’Enghien dans le traitement des maladies des voies respiratoires, par Depuisaye(Paris, 1867, 2e édit., in-8°). Voir, en outre, les divers Traités ou Guides aux eaux minérales de Patisier, Alibert, Bourbon, Henry, Joanne et Le Ptleur, Roubaud, Durand-Kardel et Lebret, C. James, P. Labarthe, etc.


ENGHIEN (Louis-Antoine-Henri de Bourbon-Condé, duc d’), fils de Louis-Henri-Joseph de Bourbon-Condé et de Louise-Marie-Thérèse-Mathilde d’Orléans, né à Chantilly le 2 août 1772, exécuté à Vincennes le 21 mars 1804. Dès le mois de juillet 1789, il suivit son père, le duc de Bourbon, et son grand-père, le prince de Condé, voyagea sur le continent jusqu’en 1792 et porta ensuite les armes contre la France dans l’armée dite de Condé. Il parait qu’il montra du courage, et même des aptitudes militaires, particulièrement à l’attaque des lignes de Weissembourg, au combat de Bersheim (1793) et dans plusieurs autres affaires. Cette guerre faite à la patrie était coupable et insensée ; aussi n’est-ce pas elle qui rend ce jeune prince digne d’intérêt ; c’est seulement à sa fin tragique qu’il doit sa célébrité.

Après la paix d’Amiens, le corps de Condé, alors à la solde de la Russie, fut définitivement licencié. Le duc d’Enghien fit un voyage en Angleterre et vint ensuite se fixer à Ettenheim, petite ville du duché de Bade, située à quelques lieues de Strasbourg. Il y vécut près de trois ans, auprès de la princesse de Rohan-Rochefort, dont il étaitvivement épris, partageant son temps entre cette affection et d’immenses excursions dans la forêt Noire, où l’entraînait cette furie de chasse héréditaire dans sa famille.

Conspirait-il, comme on le croyait généralement en France ? Cela est probable ; du moins il suivait quelques vaines intrigues avec les émigrés répandus sur cette frontière, et il avait reçu du cabinet britannique l’ordre de se tenir sur les bords du Rhin, sans aucun doute pour être à portée de seconder les mouvements que les agents anglais, Drake, Taylor et autres, cherchaient à organiser de ce côté. Il est hors de doute que lui-même comptait reprendre prochainement les armes contre la France. Souvent il s’absentait pendant huit à dix jours, soit pour suivre ses interminables chasses dans la forêt Noire, soit, comme on l’assurait, pour venir à Strasbourg et même jusqu’à Paris. Que le bruit fût réel ou faux, il prit assez de consistance pour que son père lui écrivît de Londres, dans une lettre qui a été publiée :

« Mon cher enfant, on assure ici, depuis plus de six mois, que vous avez été faire un voyage à Paris ; d’autres disent que vous n’avez été qu’à Strasbourg. Il faut convenir que c’était un peu inutilement risquer votre vie et votre liberté, etc. »

Et il ajoutait, par une prévision qui devait se réaliser quelques mois plus tard :

«... Vous êtes bien près : prenez garde à vous, et ne négligez aucune précaution pour être averti à temps et faire votre retraite en sûreté, au cas qu’il passât par la tête du consul de vous faire enlever. »

Lors du complot de Cadoudal et Pichegru, les conjurés ayant déclaré qu’ils n’attendaient pour agir que l’arrivée d’un prince français qui devait se mettre à leur tête, et, d’un autre côté, un complice subalterne ayant révélé qu’un personnage mystérieux venait secrètement chez Georges Cadoudal, qu’il y était reçu avec les marques du plus grand respect, que tout le monde restait découvert devant lui, etc., Bonaparte et sa police imaginèrent que ce personnage ne pouvait être que le prince en question (on sut, plus tard, que c’était simplement Pichegru). Sous l’empire de cette illusion, on arriva, de conjecture en conjecture, à la persuasion que le duc d’Enghien, qui, comme nous venons de le dire, s’absentait fréquemment d’Ettenheim, était venu secrètement à Paris et avait joué un rôle dans la conspiration de Cadoudal.

De plus, un agent envoyé à Ettenheim contribua, par ses rapports, à plonger le gouvernement dans l’erreur la plus singulière et la plus fatale. En questionnant quelques personnes de cette petite ville, il apprit que, parmi les émigrés attachés à la personne du prince, se trouvait un personnage du nom de Thumery ; trompé par la prononciation allemande de ceux qui lui faisaient ces rapports, l’agent s’imagina qu’il s’agissait du général Dumouriez, et il fit part de cette belle découverte à son gouvernement.

Fort irrité déjà des complots royalistes organisés contre sa vie et décidé à frapper un prince de la maison de Bourbon, s’il en pouvait saisir un, Bonaparte n’eut plus dès lors aucune hésitation, et l’enlèvement du duc d’Enghien fut irrévocablement arrêté dans son esprit. Il convoqua sur-le-champ un conseil extraordinaire, composé des deux autres consuls et des ministres (10 mars 1804), et soumit, pour la forme, son projet aux délibérations de cette assemblée. Après un semblant de discussion et sans attacher aucune importance aux observations de Lebrun et de Cambacérès, relativement à la gravité d’une telle violation du droit des gens, le premier consul termina l’entretien par ces mots : « Je vais faire trembler ces gens-là, et leur enseigner à se tenir tranquilles. » Et il donna ses ordres immédiatement.

Il prescrivit au colonel Ordener de se rendre sur les bords du Rhin, de prendre avec lui 300 dragons, quelques pontonniers, plusieurs brigades de gendarmerie, de passer le fleuve à Rheinau, de marcher rapidement sur Ettenheim, d’investir la ville et d’enlever le prince avec les émigrés qui l’entouraient. Aussitôt cette opération faite, Caulaincourt devait se rendre auprès du grand-duc de Bade pour lui présenter des explications sur cette violation de son territoire. En outre, un autre détachement devait se diriger sur Offenbourg, pour appuyer au besoin le mouvement d’Ordener et faire quelques autres arrestations.

Parti de Paris dans la nuit même, Ordener arriva à Strasbourg dans la nuit du 12 au 13. Il prit toutes ses dispositions conformément aux ordres qu’il avait reçus ; le soir du 14, il se mit en route pour Rheinau, franchit le fleuve vers le milieu de la nuit, se porta avec rapidité sur Ettenheim et investit la maison du prince, qui fut surpris au moment où il se préparait à partir pour la chasse. Il était cinq heures du matin. Cette expédition nocturne avait été conduite avec tant de prudence et de célérité, que les Français étaient déjà dans la ville avant qu’on se doutât de la violation du territoire badois.

Toutefois, on ne trouva, ni chez le prince, ni chez ses compagnons, aucun de ces papiers importants sur lesquels on avait compté pour légitimer cette violence, rien qui justifiât la présomption de complicité dans la tentative criminelle de Cadoudal. Bien entendu, on ne découvrit pas non plus Dumouriez, mais simplement M. de Thumery.

Le duc d’Enghien fut enfermé d’abord à la citadelle de Strasbourg. Lui-même, et la plupart de ceux qui avaient concouru à son enlèvement, ignoraient encore les intentions du gouvernement à son égard. Prévenu par le télégraphe, le premier consul expédia, par la même voie, l’ordre de faire partir le prisonnier en poste pour Paris. Ce départ eut lieu le 18, à une heure et demie du matin. Le prince voyageait sous le nom de Plessis, qu’on lui avait donné par une fiction d’incognito imposée par Bonaparte. Il arriva le 20 au soir à Paris, fut conduit au château de Vincennes et incarcéré sans qu’on sût son nom ; du moins ordre avait été donné de l’ignorer et de tenir secret tout ce qui le concernait.

Après avoir hésité quelque temps dans le choix des moyens à suivre pour le jugement du prisonnier, le premier consul s’était arrêté à l’idée de le faire expédier par une simple commission militaire. Le mot que nous employons ici paraîtra dur sans doute ; mais nous croyons que, si on pénètre au fond des choses, la justesse n’en pourrait être contestée ; il est de toute évidence que Bonaparte ne poursuivait en ce moment qu’un but : terrifier les royalistes en frappant un Bourbon. D’après les lois militaires, le soin de former cette commission appartenait au commandant de la division ; c’était Murat qui remplissait alors cette fonction ; il avait approuvé l’expédition d’Ettenheim ; mais, chargé maintenant d’en poursuivre les terribles conséquences, il parut faiblir, s’écria avec désespoir, en montrant son uniforme, que le premier consul voulait le tacher de sang, et courut à Saint-Cloud, où son redoutable beau-frère le reçut avec des paroles de colère et de mépris, et finit par lui dire qu’il couvrirait sa lâcheté en signant lui-même, de sa main consulaire, les ordres à donner. Et c’est ce qu’il fit en effet. Ces ordres, signés de sa propre main, contenaient la composition de la commission, la désignation des colonels qui devaient en être membres, la nomination du général Hullin comme président, enfin l’injonction de se réunir sur-le-champ et de faire exécuter la sentence aussitôt qu’elle aurait été rendue. Savary reçut la mission de se rendre à Paris, puis à Vincennes, pour veiller à l’accomplissement de ces ordres. Légalement, tout se faisait au nom de Murat ; mais, en réalité, il eut peu de part à l’événement qui s’accomplit, comme on le sait, avec une rapidité foudroyante.

Quelques heures après son arrivée, le duc d’Enghien, réveillé d’un sommeil profond, comparut devant le capitaine rapporteur Dautancourt et subit un interrogatoire insignifiant qui ne mit en lumière aucun fait nouveau. Avant de le signer, il demanda avec instance la faveur d’une entrevue avec le premier consul.

Les membres de la commission, accourus à la hâte, ignoraient, pour la plupart, la qualité de l’émigré qu’ils allaient avoir à juger, et ne l’apprirent qu’en arrivant à Vincennes. Quand Dautancourt vint leur faire part de la demande du prince, ils semblaient disposés à surseoir, pour en référer au premier consul. Mais Savary ayant déclaré qu’il pensait que cette démarche déplairait à Bonaparte, on décida de passer outre au jugement.

Le duc d’Enghien fut amené devant ses juges et interrogé par l’ancien vainqueur de la Bastille, Hullin, qui bientôt allait lui-même entrer dans les cadres de la nouvelle noblesse impériale ; il était honnête homme, mais déjà brisé à l’obéissance militaire ; comme la plupart des acteurs de cette tragédie, il allait tuer sans passion, uniquement pour obéir à ses chefs. Il posa à l’accusé les questions contenues dans l’arrêté du gouvernement (rédigé par Réal), savoir : s’il avait porté les armes contre la République ; s’il était à la solde de l’Angleterre ; enfin, s’il avait participé aux complots de cette puissance contre la République et contre la vie du premier consul.

Le prince se montra calme et même fier. Il repoussa avec énergie toute participation au complot actuellement poursuivi par la justice, mais avoua, peut-être avec ostentation, ce qui était d’ailleurs notoire, qu’il avait combattu contre la France révolutionnaire et qu’il était sur les bords du Rhin pour servir de nouveau la même cause quand les circonstances l’exigeraient. Le fait de servir contre la France entraînait la peine capitale ; c’était la loi ; mais était-elle applicable à cet infortuné, enlevé sur un sol étranger, au mépris de toutes les lois, et privé de défenseur ?

Après une courte délibération, la commission prononça la peine de mort à l’unanimité.

Une circonstance à noter, c’est que, pendant la séance publique (quelques officiers étaient entrés dans la salle), Savary était demeuré derrière le fauteuil du président.

Ce fut lui qui, aussitôt après le prononcé du jugement, prit, avec le capitaine rapporteur et le commandant du château, Harel, les dispositions nécessaires pour l’exécution, qui eut lieu, comme on le sait, dans les fossés de la forteresse. On a dit que la fosse avait été creusée à l’avance ; ce qui a donné lieu à cette assertion, c’est que les ouvriers employés à ce funèbre travail imaginèrent, pour aller plus vite, de se servir d’un trou qui avait été creusé la veille, au pied d’un mur, pour y déposer des décombres.

Conduit dans les fossés, sous une pluie fine et froide, à la lueur de quelques lanternes, le prince écouta la lecture de son arrêt avec fermeté ; il remit à un officier une mèche de ses cheveux, un anneau d’or et une lettre, avec prière de la faire parvenir à la princesse Charlotte de Rohan, et tomba ensuite percé de plusieurs balles. Il était trois heures du matin.

Il n’y a plus aucune réflexion à faire sur cet événement, depuis longtemps apprécié par la conscience publique, et nousà- ne rentrerons pas ici dans les discussions auxquelles il a donné lieu. Sous la Restauration, on sait que les acteurs survivants se sont renvoyé mutuellement la responsabilité qui pesait sur eux. Leur justification, d’ailleurs, se résume en un seul mot : ils ont obéi, chacun dans le cercle de leurs attributions ; ils ont contribué à immoler la victime, mais en versant des larmes sur son sort. Hullin assure qu’après la sentence rendue, il avait rédigé une lettre pour faire part au premier consul des instances du prisonnier pour obtenir de lui une entrevue, et que Savary, précipitant l’exécution, n’avait remis cette lettre que quand il n’était plus temps. On a voulu aussi exploiter cette circonstance pour justifier Bonaparte ; mais il est bien certain qu’il avait envoyé Savary avec des instructions positives, et que cette mesure sanglante, c’est lui qui l’avait commandée, obstinément voulue, malgré la faible protestation de Cambacérès et de quelques autres. On peut apprécier un tel acte comme on l’entend, suivant le point de vue auquel on se place ; mais on doit en laisser la responsabilité à ceux qui, manifestement, en sont les auteurs.

On a dit aussi que Bonaparte avait voulu, de la sorte, donner des gages aux révolutionnaires au moment où il se disposait à ceindre la couronne. La vérité est qu’il écrasait tour à tour les républicains et les royalistes pour établir sa dictature, et que, dans cette malheureuse affaire, il se détermina uniquement par des motifs personnels, par le désir de terrifier ses ennemis et de se venger des tentatives d’assassinat dirigées contre lui. Du reste, voici comment il s’en est expliqué lui-même. On lit dans son Testament : « J’ai fait arrêter et juger le duc d’Enghien, parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l’intérêt et à l’honneur du peuple français, lorsque le comte d’Artois entretenait, de son aveu, soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance, j’agirais encore de même. » Et dans le Mémorial de Sainte-Hélène : « Si je n’avais pas eu pour moi, contre le duc d’Enghien, les lois du pays, disait l’empereur, il me serait resté les droits de la loi naturelle, ceux de la légitime défense. Lui et les siens n’avaient d’autre but journalier que de m’ôter la vie ; j’étais assailli de toute part et à chaque instant : c’étaient des fusils à vent, des machines infernales, des complots, des embûches de toute espèce. Je m’en lassai : je saisis l’occasion de leur renvoyer la terreur jusque dans Londres, et cela me réussit. À compter de ce jour, les conspirations cessèrent.

« Et qui pourrait y trouver à redire ? Quoi ! journellement, à cent cinquante lieues de distance, on me portera des coups à mort ; aucune puissance, aucun tribunal sur la terre ne sauraient m’en faire justice, et je ne rentrerais pas dans le droit naturel de rendre guerre pour guerre !

« Quel est l’homme de sang-froid, de tant soit peu de jugement et de justice, qui oserait me condamner ? De quel côté jetterait-il le blâme, l’odieux, le crime ? Le sang appelle le sang ; c’est la réaction naturelle, inévitable, infaillible ; malheur à qui la provoque !