Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 8, part. 2, Fj-Fris.djvu/259

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barbarie, s’ensuit-il qu’elle sera la dernière, parce qu’elle est la quatrième ? N’en pourra-t-il pas naître encore d’autres, et ne verrons-nous pas un cinquième, un sixième, un septième ordre social, qui seront peut-être moins désastreux que la civilisation, et qui sont restés inconnus, parce qu’on n’a jamais cherché à les découvrir ? Il faut donc appliquer le doute à la civilisation, douter de sa nécessité, de son excellence et de sa permanence. Ce sont là des problèmes que les philosophes n’osent pas se proposer, parce qu’en suspectant la civilisation ils feraient planer le soupçon de nullité sur leurs théories, qui toutes se rattachent à la civilisation, et qui tomberaient avec elle, du moment où l’on trouverait un meilleur ordre social pour la remplacer. »

Un esprit qui doutait de la civilisation devait nécessairement être conduit à rêver, à rechercher un ordre entièrement nouveau de rapports sociaux, et, dans cette recherche, à s’écarter des sentiers tracés jusque-là par des sciences qui n’avaient fait que mettre la civilisation en théorie. Ainsi l’idée du doute absolu suggérait naturellement celle de l’écart absolu. « J’avais présumé, dit Fourier, que le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines, qui n’avaient jamais fait faire la moindre invention utile au corps social, et qui, malgré les immenses progrès de l’industrie, n’avaient pas même réussi à prévenir l’indigence. Je pris donc à tâche de me tenir constamment en opposition avec ces sciences. En conséquence, j’évitai toute recherche sur ce qui touchait aux intérêts du trône et de l’autel, dont les philosophes se sont occupés sans relâche depuis l’origine de leur science : ils ont toujours cherché le bien social dans les innovations administratives ou religieuses ; je m’appliquai, au contraire, à ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun rapport avec l’administration ou le sacerdoce, qui ne reposassent que sur des mesures industrielles ou domestiques, et qui fussent compatibles avec tous les gouvernements, sans avoir besoin de leur intervention. »

Doute absolu, écart absolu, distinction des sciences incertaines et des sciences fixes, tels sont, au point de vue de la méthode et de la critique, les principes fondamentaux du fouriérisme. Les sciences que Fourier repousse comme incertaines sont : la métaphysique, la théologie, la politique, la morale et l’économie politique. Il se plaît à montrer l’inanité de ces sciences, leur impuissance à résoudre le problème des destinées humaines, et l’égarement de la raison qui doit être mis sur leur compte. « Il n’est que trop vrai, dit-il ; depuis vingt-cinq siècles qu’existent les sciences politiques et morales, elles n’ont rien fait pour le bonheur de l’humanité ; elles n’ont servi qu’à augmenter la malice humaine, en raison du perfectionnement des sciences réformatrices ; elles n’ont abouti qu’à perpétuer l’indigence et les perfidies, qu’à reproduire les mêmes fléaux sous diverses formes. Après tant d’essais infructueux pour améliorer l’ordre social, il ne reste aux philosophes que la confusion et le désespoir. Le problème du bonheur public est un écueil insurmontable pour eux ; et le seul aspect des indigents qui remplissent les cités ne démontre-t-il pas que les torrents de lumières philosophiques ne sont que des torrents de ténèbres ? »

Par la critique des sciences incertaines, le fouriérisme semble se rapprocher du positivisme. Ne prétend-il pas, lui aussi, élever à l’état de science fixe, c’est-à-dire positive, l’étude de l’homme et de la société ? Il y a pourtant, entre les deux doctrines, une différence essentielle : c’est contre la métaphysique et la théologie, telles qu’elles sont établies et professées, que Fourier s’élève ; il n’entend nullement, comme Auguste Comte, supprimer le problème métaphysique et le problème théologique. Il reproche aux métaphysiciens d’avoir abandonné le véritable objet de leur science pour de stériles et futiles recherches. « Si l’on veut glacer tous les esprits, dit-il, il suffit de prononcer le mot métaphysique. Cette science, affectée à l’étude de l’âme, est un objet d’effroi pour quiconque possède une âme ; elle figure dans le monde savant comme la ronce dans un bosquet. Bien différents de Midas qui changeait le cuivre en or, les métaphysiciens ont eu l’art de changer l’or en cuivre, et de reléguer au dernier rang leur science, qui devait tenir le sceptre du monde scientifique. C’était à eux de dissiper les charlataneries de la superstition, de la politique et de la morale, qui prétendent diriger les affaires sociales ; c’était à eux de censurer les opérations de Dieu, de déterminer les devoirs de Dieu envers nous et ses plans sur l’ordre des sociétés humaines ; mais à quoi la métaphysique s’est-elle arrêtée ? À des arguties sur les sensations, les abstractions et les perceptions. Cette broutille méritait-elle d’occuper la science chargée de résoudre le grand problème des destinées, le problème de l’harmonie universelle ? Comme théorie des êtres immatériels, la métaphysique est le seul juge qui puisse s’interposer entre Dieu et les sciences humaines ; elle seule peut discuter si Dieu a rempli ses devoirs envers les créatures, et si les sciences ont pénétré et secondé les vues de Dieu. En la voyant renoncer à de si hautes fonctions, pour se jeter dans les enfantillages de l’idéologie, ne peut-on pas lui dire :

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

Étrange bizarrerie ! tandis que chaque science s’efforce d’étendre son domaine et d’empiéter au delà de ses attributions, la métaphysique seule abandonne ses privilèges, et n’ose pas raisonner librement sur les œuvres de Dieu, dont elle est seule juge compétent. Il est désolant de penser que la stupeur, la pusillanimité de cette classe de savants prive depuis deux mille cinq cents ans le genre humain de la connaissance des lois divines et de ses destinées. »

Fourier, comme on voit, est très-éloigné de rejeter toute spéculation sur les causes premières et sur les causes finales. Il se sépare complètement, sur ce point, de la philosophie positiviste, et l’on peut même dire de l’esprit et de la méthode qui règnent aujourd’hui dans les sciences. Il se prononce aussi formellement contre l’athéisme que contre la crédulité surnaturaliste. Il y voit deux excès qui nous éloignent en tout sens de la découverte des destinées. Il accuse la théologie surnaturaliste, la superstition, d’interdire aux civilisés tout débat sur les vues et les devoirs de Dieu, et d’étouffer la métaphysique dans sa source, en s’opposant à toute critique raisonnée des œuvres divines. Selon lui, le premier pas à faire pour arriver au bien, c’est d’oser confesser l’existence du mal ; pour trouver la véritable théorie de la Providence, il faut commencer par maudire le Dieu dont on nous parle et dont on veut que la civilisation soit l’œuvre définitive. Il ne s’agit pas de nier Dieu ; il s’agit d’aborder la question des devoirs de Dieu, afin de comprendre ses desseins, ses plans dans la création. Cet examen des devoirs de Dieu, cette critique de ses actes, est le fondement de nos espérances et le point de départ de la vraie métaphysique et de la vraie théologie. Maudire Dieu, tel devrait être le premier acte de la raison chez les civilisés ; c’est bien, d’ailleurs, en réalité, ce qu’ils font sans en avoir conscience. Dieu est maudit par toute la terre, car il est partout harcelé de prières publiques. Eh ! qu’est-ce que la prière publique, sinon un reproche d’improvidence, une malédiction déguisée ? En considérant l’ordonnance merveilleuse de l’univers matériel, il est impossible de contester l’intervention d’un moteur suprême, infiniment habile à mouvoir et à organiser la matière, infiniment méchant et ingénieux à torturer les créatures. L’athéisme est donc faiblesse, et la voix de la raison ne doit conduire qu’à l’impiété. L’athéisme est une opinion bâtarde qui ne mène à rien. L’impiété raisonnée mène à la lumière, en ce qu’elle nous conserve dans la persuasion de l’habileté de Dieu. Elle donne naissance à des raisonnements qui peuvent mettre sur la voie des lois sociales de Dieu, du véritable mode de révélation que Dieu emploie avec nous ; mais les athées et les matérialistes, en se prétendant esprits forts, n’ont montré que des vues timides : tous ont vanté cet ordre civilisé qu’ils abhorrent en secret et dont l’esprit les désoriente au point de les faire douter de l’existence de Dieu.

Après la critique de la métaphysique et de la théologie vient la critique de la politique, de la morale et de l’économie politique. Deux vices sans remède en civilisation annoncent, selon Fourier, de temps immémorial, l’impuissance des sciences politiques. Ces vices sont l’indigence qui afflige les individus et les révolutions qui affligent les empires. Avec tout le bruit qu’ils font de libertés, de garanties, de pactes sociaux, nos politiques n’ont jamais su garantir au pauvre le premier des droits naturels, le droit au travail. Savent-ils préserver les empires des révolutions ? Pas davantage. Les révolutions vont croissant ; on les voit de plus en plus se former dans le lointain sans aucun moyen de les écarter, et leur imminence prouve que la politique n’eut jamais la moindre notion sur les métamorphoses que peut subir l’ordre civilisé.

Non moins impuissante, non moins stérile que la politique, se montre la morale. En préconisant l’abstinence et la continence, en déclarant la guerre à la passion et au plaisir, en imposant son système de contrainte, son joug à l’amour, la morale introduit l’hypocrisie et le mensonge dans les relations des sexes et dans tous les rapports sociaux. Les moralistes sont obligés de flatter les crimes des plus forts pour pouvoir à leur aise tracasser les faibles sur leurs peccadilles. Un des préceptes les plus importants de la morale est la charité. Eh bien ! il est facile de voir que la charité est impossible au corps social en masse, parce que les froissements politiques ruinent dix fois plus d’individus que l’État n’en peut secourir ; que la charité est dangereuse dans l’exercice individuel, parce qu’elle provoque la paresse et la mendicité ; enfin que le précepte : « Faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fût fait, » se réduit à l’absurde, si on le suppose pratiqué rigoureusement.

L’économie politique doit être condamnée à son tour. C’est la théorie d’une liberté qui n’est que licence et anarchie ; c’est la consécration des vices et des crimes du commerce, de ces modes divers de spoliation du corps social qui s’appellent banqueroute, accaparement, agiotage, parasitisme ou superfluités d’agents ; c’est la négation érigée en système de toute responsabilité chez les marchands, de toute garantie en faveur des producteurs et des consommateurs. L’avénement récent de l’économie politique n’a eu qu’un résultat heureux, celui de révéler le néant des autres sciences incertaines, et notamment de condamner la morale à l’abdication et au suicide.

— II. Théorie de l’attraction passionnelle. Cosmologie fouriériste. La préoccupation de Fourier était de résoudre le problème, de trouver la théorie de l’association. Les sciences incertaines ne pouvant donner cette théorie, il fallait la demander à des sciences fixes, c’est-à-dire fondées sur des principes certains, comme les sciences physiques. L’idée d’une dynamique, d’une mathématique du monde moral et social, analogue à la dynamique, à la mathématique qui régit le monde matériel, devait naturellement se présenter à l’esprit de Fourier. C’est ainsi qu’il fut conduit à ses grandes conceptions de l’attraction passionnelle et de l’unité universelle. Une force, l’attraction, assure l’harmonie des mouvements des astres ; n’est-ce pas une force semblable, une espèce d’attraction, qui seule est destinée à garantir l’harmonie des volontés humaines, le concert social ? Et cette attraction d’ordre moral, infaillible moteur déposé par Dieu dans la société, qu’est-ce autre chose que la passion même ? N’y a-t-il pas quelque rapport entre cette attraction humaine, cette attraction passionnelle et l’attraction matérielle découverte par Newton, entre les lois de l’une et celles de l’autre ? « Je pensai, dit Fourier, que l’attraction était interprète des vues de Dieu sur l’ordre social, et j’en vins au calcul analytique et synthétique des attractions et répulsions passionnées ; elles conduisent en tout sens à l’association agricole. On aurait donc découvert les lois de l’association, sans les chercher, si l’on se fût avisé de faire l’analyse et la synthèse de l’attraction… Je reconnus bientôt que les lois de l’attraction passionnelle étaient en tout point conformes à celles de l’attraction matérielle expliquées par Newton, et qu’il y avait unité du système de mouvement pour le monde matériel et pour le monde spirituel. Je soupçonnai que cette analogie pouvait s’étendre des lois générales aux lois particulières ; que les attractions et propriétés des animaux, végétaux et minéraux étaient peut-être coordonnées au même plan que celles de l’homme et des astres ; c’est de quoi je fus convaincu après les recherches nécessaires. Ainsi fut découverte une nouvelle science fixe : l’analogie des mouvements ou analogie des modifications de la matière avec la théorie mathématique des passions de l’homme et des animaux… Du moment où je possédai les deux théories de l’attraction et de l’unité de mouvements, je commençai à lire dans le grimoire de la nature ; ses mystères s’expliquaient successivement, et j’avais enlevé le voile réputé impénétrable. J’avançais dans un nouveau monde scientifique ; ce fut ainsi que je parvins graduellement jusqu’au calcul des destinées universelles, en détermination du système fondamental sur lequel furent réglées les lois de tous les mouvements présents, passés et à venir. »

Tout à l’heure, la morale était repoussée par la méthode et la critique fouriéristes, comme science incertaine, impuissante, stérile. La voilà maintenant condamnée radicalement, absolument, comme contraire à une science fixe, à la théorie de l’attraction passionnelle, comme contraire à l’ordre voulu de Dieu, dont les vues nous sont révélées par l’attraction. C’est ce que Fourier exprime par cet aphorisme : « Le devoir vient des hommes, l’attraction vient de Dieu. » Le devoir vient tellement des hommes qu’il varie de peuple à peuple et d’une époque à une autre. L’attraction, c’est-à-dire la tendance des passions, est tellement un fait divin, que les passions sont les mêmes chez tous les peuples, civilisés ou sauvages, dans tous les siècles, primitifs ou modernes. Dieu maintient dans ce sens la tendance des passions, malgré l’abus actuel qu’en fait l’homme, parce que les passions doivent servir à l’avénement et au maintien des destinées futures, d’où il résulte que les passions s’agitent aujourd’hui, malheureuses et comprimées, dans un milieu provisoire, pour s’établir plus tard, heureuses et satisfaites, dans le milieu que Dieu leur a réservé. Supposer le contraire, c’est supposer Dieu inepte et incapable de diriger harmonieusement le monde. L’attraction est la loi des relations humaines, comme elle est la loi des mondes. Les passions sont une boussole permanente, que Dieu a mise en nous ; elles sont le gage et le fondement de notre espérance dans un ordre social meilleur que la civilisation, et aussi de notre espérance dans une vie future. « Les attractions sont proportionnelles aux destinées. » Contre cet aphorisme fondamental ne peuvent prévaloir ni la civilisation, avec ses négations prétendues scientifiques de toute réforme radicale de la société, ni le matérialisme, avec ses négations prétendues scientifiques de toute spéculation sur l’immortalité de l’âme.

Le grand principe de la cosmologie fouriériste est le principe d’unité ou d’analogie, que Fourier formule ainsi : « Tout est lié au système de l’univers. » En quoi consiste cette unité du système cosmique ? Fourier et ses disciples distinguent dans la nature cinq branches ou mouvements, quatre mouvements cardinaux et un mouvement pivotal. Les quatre mouvements cardinaux sont : 1° le matériel ; 2° l’aromal ; 3° l’organique ; 4° l’instinctuel. Le mouvement pivotal est le mouvement social ou passionnel. La théorie du mouvement matériel explique les lois suivant lesquelles Dieu règle le mouvement de la matière pondérable ; celle du mouvement aromal rend compte de la distribution des arômes ou substances impondérables ; celle du mouvement organique comprend les lois suivant lesquelles Dieu distribue les formes, les couleurs, les odeurs, les saveurs, les propriétés ; les lois qui régissent la distribution des penchants et des instincts appartiennent à la théorie du mouvement instinctuel ; enfin la théorie du mouvement social ou passionnel doit faire connaître les lois suivant lesquelles est réglée l’ordonnance des mécanismes sociaux dans tous les globes habités. Sur cette doctrine des cinq mouvements, deux observations générales sont à faire : la première est qu’il n’y a rien d’arbitraire, rien de fortuit dans la nature, et que le moindre phénomène, la moindre particularité a sa raison d’être, son rôle et sa signification. « Les lois des cinq mouvements, dit Fourier, dépendent des mathématiques ; sans cette dépendance, il n’y aurait point d’harmonie dans la nature, et Dieu serait injuste. En effet, la nature est composée de trois principes éternels, incréés et indestructibles : 1° Dieu ou l’Esprit, principe actif et moteur ; 2" la matière, principe passif et mû ; 3° la justice ou la mathématique, principe régulateur du mouvement. Pour établir l’harmonie entre les trois principes, il faut que Dieu, en mouvant et en modifiant la matière, s’accorde avec les mathématiques ; sans cela, il serait arbitraire, à ses propres yeux comme aux nôtres, en ce qu’il ne concorderait pas avec une justice certaine et indépendante de lui ; mais si Dieu se soumet aux règles mathématiques qu’il ne peut pas changer, il trouve dans cet accord sa gloire et son intérêt : sa gloire, en ce qu’il peut démontrer aux hommes qu’il régit l’univers équitablement et non arbitrairement, qu’il meut la matière d’après des lois non sujettes au changement ; son intérêt, en ce que l’accord avec les mathématiques lui fournit le moyen d’obtenir, dans tout mouvement, la plus grande quantité d’effets avec la moindre quantité de ressorts. » La seconde observation, c’est que le mouvement passionnel ou social est le type des quatre autres, qui en sont les reflets, si bien que les propriétés d’un animal, d’un végétal, d’un minéral, et même d’un tourbillon d’astres, représentent, symbolisent quelque effet des passions humaines dans l’ordre social. Ce principe d’analogie, sur lequel nous ne croyons pas devoir nous étendre, subordonne d’une manière fort curieuse l’évolution de la nature, ce qu’on a appelé récemment le progrès organique au progrès social et humanitaire. Il explique ce fait, qui semble accuser la Providence : la présence sur notre globe d’animaux et de végétaux inutiles ou nuisibles à l’homme. Aux époques de subversion, disent les fouriéristes, les passions humaines produisent de mauvais effets. L’analogie, miroir fidèle, doit représenter ces mauvais effets aussi bien que les bons dans tous les règnes de la nature. Si la calomnie souille de son venin toutes les relations civilisées, la nature en peint les effets variés dans la famille des vipères, famille hideuse, bien qu’elle se présente, comme la calomnie, sous une peau brillante et artistement nuancée. Si nos routes sont infestées de lâches brigands, nos forêts sont peuplées de loups, leur parfaite image. Pendant l’enfance d’un globe, les passions conduisent le plus ordinairement au désordre ; les premières créations destinées à fournir le mobilier de ces époques malheureuses ont dû donner, par analogie, des espèces malfaisantes en majorité. Aussi rien n’est plus pauvre que le règne animal que nous possédons ; mais la science démontra qu’il y a déjà eu, sur la terre, plusieurs créations successives, et l’on n’a pas de raison pour prétendre que la série des créations est arrivée à son dernier terme, que l’avenir n’aura pas les siennes aussi bien que le passé. Les créations futures, destinées à fournir le mobilier des âges d’harmonie, devront donner, pour emblèmes des vertus de ces époques, des espèces bienfaisantes en majorité ; des animaux utiles par eux-mêmes, et utiles encore parce qu’ils aideront l’homme à débarrasser son domaine de tout ce qu’il renferme de répugnant, de malfaisant et d’odieux.

Puisque nous en sommes au principe d’analogie, signalons en passant l’opposition remarquable qui existe sur ce point entre la conception de Fourier et celle de Saint-Simon. Nous voyons dans l’une et l’autre l’idée d’attraction assumer le grand rôle ; mais, tandis que Saint-Simon croit saisir dans la gravitation un principe d’explication universelle, et rêve de ramener et de réduire à cette grande loi toutes celles du monde physique, biologique et moral, Fourier subordonne les sciences de la matière à la science de l’homme, les lois du monde physique et biologique aux lois du monde moral, l’attraction matérielle de Newton à l’attraction passionnelle. Tandis que Saint-Simon s’imagine mettre à profit les leçons des savants de son temps, en