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qu’il était émigré ; mais Napoléon, en le faisant prisonnier, s’empressa de rendre à sa vieillesse un hommage des plus touchants.

Le Directoire employait vis-à-vis du pape des formes outrageantes ; le général de l’armée d’Italie ne l’appelait que Très Saint-Père, et lui écrivait avec respect.

Le Directoire voulait renverser le pape ; Napoléon le conserva.

Le Directoire déportait les prêtres et les proscrivait, Napoléon disait à son armée, quand elle les rencontrait, de se rappeler que c’étaient des Français et leurs frères.

Le Directoire eût voulu exterminer partout jusqu’aux vestiges de l’aristocratie ; Napoléon écrivait aux démocrates de Gênes, pour blâmer leurs excès à cet égard, et n’hésitait pas à leur mander que, s’ils voulaient conserver son estime, ils devaient respecter la statue de Doria et les institutions qui avaient fait la gloire de leur république.


Uniformité – Ennui – L’Empereur se décide à écrire ses Mémoires.


Jeudi 7 au samedi 9.

Nous continuions toujours notre navigation, sans que rien vînt interrompre l’uniformité qui nous entourait. Tous nos jours se ressemblaient ; l’exactitude de mon journal pouvait seule me laisser savoir où nous en étions du mois et de la semaine. Heureusement le travail remplissait tous mes moments, et la journée coulait avec une certaine facilité. Les matériaux que j’amassais dans la conversation de l’après-dînée ne me laissaient pas de temps perdu jusqu’à celle du lendemain.

Cependant l’Empereur savait que je travaillais beaucoup ; il soupçonnait même l’objet de mon occupation, il voulut s’en assurer, et prit connaissance de quelques pages ; il n’en fut pas mécontent. Mais, revenant plusieurs fois sur le même sujet, il trouvait qu’un tel journal serait plus intéressant qu’utile ; que les évènements militaires, par exemple, tirés ainsi de seules conversations courantes, seraient toujours maigres, incomplets, sans objet et sans résultat, de pures anecdotes souvent puériles, au lieu d’opérations et de résultats classiques. Je saisis avidement l’occasion favorable, j’abondai dans son sens, j’osai suggérer l’idée qu’il me dictât les campagnes d’Italie : « Ce serait un bienfait pour la patrie, un vrai monument de la gloire nationale ; et puis nos moments étaient bien vides, nos heures bien longues, le travail les tromperait ; quelques instants pourraient n’être pas sans charmes. » Ce devint alors le sujet de conversations prises et reprises plusieurs fois.