Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/113

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Après le dîner, l’Empereur ne manquait jamais de revenir sur la dictée du matin, comme jouissant de l’occupation et du plaisir qu’elle lui avait causés. Cela me valait en cet instant, comme aussi toutes les fois que je l’abordais dans le jour, certaines interpellations de plaisanteries qu’il avait consacrées par leurs répétitions nombreuses : Ah ! le sage Las Cases ! (à cause de mon Atlas de le Sage), M. l’illustre mémorialiste ! le Sully de Sainte-Hélène ! et plusieurs autres mots de la sorte. Puis il ajoutait maintes fois : « Après tout, mon cher, ces Mémoires seront aussi connus que tous ceux qui les ont devancés ; vous vivrez autant que tous leurs auteurs ; on ne pourra jamais s’arrêter sur nos grands évènements, écrire sur ma personne, sans avoir recours à vous. » Et, reprenant la plaisanterie, il continuait avec gaieté : « On dira, après tout, il devait bien le savoir ; c’était son conseiller d’État, son chambellan, son compagnon fidèle. On dira : Il faut bien le croire, il ne ment pas, c’était un honnête homme ; etc., etc., ».


Phénomène du hasard – Passage de la ligne – Baptême.


Samedi 23 au lundi 25.

Le vent d’ouest continuait toujours, à notre grand étonnement ; c’était une espèce de phénomène dans ces parages : il nous avait très favorisés jusque-là. Mais, en fait de phénomènes, le hasard en combina, le 23, un bien plus extraordinaire encore : ce jour-là nous traversâmes la ligne, par zéro de latitude, zéro de longitude et zéro de déclinaison : circonstance que le seul hasard ne renouvellera peut-être pas dans un siècle ou dans mille ans, puisqu’il faut arriver au premier méridien précisément vers midi, passer la ligne à cette même heure, et y arriver en même temps que le soleil, le jour de l’équinoxe.

Ce fut un jour de grosse joie et de grand désordre dans tout l’équipage : c’était la cérémonie que nos marins appellent le baptême, et que les Anglais nomment le jour de grande barbe. Les matelots, dans l’appareil le plus burlesque, conduisent en cérémonie, aux pieds de l’un d’eux transformé en Neptune, tous ceux qui n’ont point encore traversé la ligne ; là un immense rasoir vous parcourt la barbe, préparée avec du goudron ; des seaux d’eau dont on vous inonde aussitôt de toutes parts, les gros éclats de rire dont l’équipage accompagne votre fuite, complètent l’initiation des grands mystères ; personne n’est épargné : les officiers mêmes sont, en quelque façon, plus maltraités en cette circonstance que les derniers des matelots. Nous seuls, par une grâce parfaite de l’amiral, qui jusque-là s’était plu à nous effrayer de cette terrible cérémonie, échappâmes à ces inconvénients