Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/199

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convaincu bien souvent, est de garder le silence sur leur compte, quand on les mentionne devant lui. Mais combien de fois on l’a vu arrêter les expressions violentes et moins retenues de nous qui l’entourions. « Vous ne connaissez pas les hommes, nous disait-il alors, ils sont difficiles à saisir quand on veut être juste. Se connaissent-ils, s’expliquent-ils bien eux-mêmes ? La plupart de ceux qui m’ont abandonné, si j’avais continué d’être heureux, n’eussent peut-être jamais soupçonné leur propre défection. Il est des vices et des vertus de circonstance. Nos dernières épreuves sont au-dessus de toutes les forces humaines ! Et puis j’ai plutôt été abandonné que trahi ; il y a eu plus de faiblesse autour de moi que de perfidie : c’est le reniement de saint Pierre, le repentir et les larmes ont pu être à la porte. À côté de cela, qui, dans l’histoire, eut plus de partisans et d’amis ? qui fut plus populaire et plus aimé ? qui jamais laissa des regrets plus ardents et plus vifs ?… Voyez la France ; d’ici sur mon roc, ne serait-on pas tenté de dire que j’y règne encore ? Les rois et les princes, mes alliés, m’ont été fidèles jusqu’à extinction, ils ont été enlevés par les peuples en masse ; et ceux des miens qui étaient autour de moi se sont trouvés enveloppés, tout étourdis, dans un tourbillon irrésistible… Non, la nature humaine pouvait se montrer plus laide, et moi plus à plaindre ! »


Sur les officiers de sa maison en 1814, etc..


Vendredi 17.

Aujourd’hui l’Empereur me questionnait sur les officiers de sa maison. À l’exception de deux ou trois au plus qui avaient excité les mépris du parti même vers lequel ils avaient été transfuges, il n’y avait guère rien à dire sur le reste ; la très grande majorité avait même montré un dévouement actif. L’Empereur alors s’est enquis particulièrement de quelques-uns, en les citant par leurs noms, et je n’avais qu’à applaudir à tous. « Que me dites-vous là ? a-t-il dit au sujet de l’un d’eux en m’interrompant vivement. Et moi qui l’ai si mal reçu aux Tuileries à mon retour. Ah ! que je crains d’avoir fait des injustices involontaires ! Ce que c’est lorsqu’on est obligé de s’en rapporter au premier mot, et qu’on n’a pas un seul instant pour la vérification ! Que je crains aussi d’avoir laissé bien des dettes de reconnaissance en arrière ! Qu’on est malheureux quand on ne peut pas tout faire soi-même ! »