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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/221

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prit ; aussi la chose était-elle traitée chaque fois sous une face nouvelle. Je me suis contenté de consigner ici les suivantes.

« Ce pauvre Tobie que voilà, disait-il une fois, est un homme volé à sa famille, à son sol, à lui-même, et vendu : peut-il être de plus grand tourment pour lui ! de plus grand crime dans d’autres ! Si ce crime est l’acte du capitaine anglais tout seul, c’est à coup sûr un des hommes les plus méchants ; mais s’il a été commis par la masse de l’équipage, ce forfait peut avoir été accompli, après tout, par des hommes peut-être pas si méchants que l’on croirait ; car la perversité est toujours individuelle, presque jamais collective. Les frères de Joseph ne peuvent se résoudre à le tuer ; Judas, froidement, hypocritement, avec un lâche calcul, livre son maître au supplice. Un philosophe a prétendu que les hommes naissaient méchants ; ce serait une grande affaire et fort oiseuse que d’aller rechercher s’il a dit vrai. Ce qu’il y a de certain, c’est que la masse de la société n’est point méchante ; car si la très grande majorité voulait être criminelle et méconnaître les lois, qui est-ce qui aurait la force de l’arrêter ou de la contraindre ? Et c’est là précisément le triomphe de la civilisation, parce que cet heureux résultat sort de son sein, naît de sa propre nature. La plupart des sentiments sont des traditions ; nous les éprouvons parce qu’ils nous ont précédés : aussi la raison humaine, son développement, celui de nos facultés, voilà toute la clef sociale, tout le secret du législateur. Il n’y a que ceux qui veulent tromper les peuples et gouverner à leur profit qui peuvent vouloir les retenir dans l’ignorance ; car plus ils sont éclairés, plus il y aura de gens convaincus de la nécessité des lois, du besoin de les défendre, et plus la société sera assise, heureuse, prospère. Et s’il peut arriver jamais que les lumières soient nuisibles dans la multitude, ce ne sera que quand le gouvernement, en hostilité avec les intérêts du peuple, l’acculera dans une position forcée, ou réduira la dernière classe à mourir de misère ; car alors il se trouvera plus d’esprit pour se défendre ou devenir criminel.

« Mon seul Code, par sa simplicité, a fait plus de bien en France que la masse de toutes les lois qui m’ont précédé. Mes écoles, mon enseignement mutuel préparent des générations inconnues. Aussi sous mon règne les crimes allèrent-ils en décroissant avec rapidité, tandis que chez nos voisins, en Angleterre, ils allaient au contraire croissant d’une manière effrayante. Et c’en est assez pour pouvoir prononcer hardiment sur les deux administrations respectives !

« Et voyez comme aux États-Unis, sans efforts aucuns, tout y prospère ; combien on y est heureux et tranquille : c’est qu’en réalité c’est la vo-