Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/257

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chez elle ; mais à mi-chemin il s’est ravisé, et nous sommes rentrés dans Longwood.

Les instructions des ministres anglais, à l’égard de l’Empereur à Sainte-Hélène, avaient été dictées avec cette dureté et ce scandale qui ont présidé en Europe à leur violation solennelle du droit des gens. Un officier anglais devait être constamment à la table de l’Empereur ; mesure barbare qui nous eût privés de la douceur de nous trouver en famille : on ne s’en abstint que parce que l’Empereur n’eût jamais mangé que dans sa chambre. Peut-être se repentait-il, et j’ai de bonnes raisons de le croire, de n’en avoir pas agi ainsi à bord du Northumberland.

Un officier anglais devait sans cesse accompagner l’Empereur à cheval ; gêne cruelle qui tendait à ne pas lui permettre un moment de distraction dans sa malheureuse situation. On y renonça, du moins pour l’intérieur de certaines limites qu’on nous fixa à cet effet, parce que l’Empereur avait déclaré qu’autrement il ne monterait jamais à cheval.

Dans notre triste situation, chaque jour venait ajouter quelque chose à nos contrariétés ; c’était sans cesse une piqûre nouvelle, d’autant plus cruelle que le mal s’établissait pour un long avenir.

Ulcérés comme il était permis de l’être, nous étions sensibles à tout ; et trop souvent les motifs qu’on nous donnait prenaient encore les couleurs de l’ironie. Ainsi des sentinelles étaient mises, à la nuit, sous les fenêtres de l’Empereur et jusqu’à nos portes ; c’était, nous disait-on, pour notre propre sûreté. On gênait la libre communication avec les habitants, on nous mettait au secret, et l’on répondait que c’était pour que l’Empereur ne fût point importuné. Les consignes, les ordres variaient sans cesse ; nous vivions dans la perplexité, dans l’hésitation, dans la crainte d’être exposés à chaque pas à quelque affront imprévu. L’Empereur, qui ressentait vivement toutes ces choses, prit le parti d’en faire écrire à l’amiral par M. de Montholon. Il parlait avec chaleur, et accompagnait ses paroles d’observations dignes de remarque. « Que l’amiral ne s’attende pas, disait-il, que je traite aucun de ces objets avec lui. S’il venait demain, malgré mon juste ressentiment, il me trouverait le visage aussi riant et la conversation aussi insignifiante que de coutume ; non qu’il y eût de la dissimulation de ma part, ce ne serait que le fruit de mon expérience. Je me souviens encore de lord Withworth qui remplit l’Europe d’une longue conversation avec moi dont à peine quelques mots étaient vrais. Toutefois ce fut alors ma faute : elle fut assez forte pour m’apprendre à n’y plus revenir. Aujourd’hui l’Empereur a gouverné trop longtemps pour ne pas savoir qu’il ne doit point se commettre à la discrétion de