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les circonstances de cette nature. « Quelle confusion, quel désordre n’eussent pas résulté du plus léger bruit, du plus petit doute touchant mon existence, disait-il. À ma vie se rattachait le sort d’un grand empire, toute la politique et les destinées de l’Europe ! »

Cette habitude, du reste, de tenir ces circonstances secrètes, faisait, ajoutait-il en ce moment, qu’il n’avait pas songé à les relater dans ses campagnes ; et puis elles étaient aujourd’hui presque hors de sa mémoire ; ce n’était plus guère, disait-il, que par hasard et dans le cours de ses conversations qu’elles pouvaient lui revenir, etc., etc.


Ma conversation avec un Anglais.


Mardi 26.

L’Empereur a continué d’être indisposé.

Un des Anglais, dont la femme avait été refusée hier à la suite de l’amiral, est venu me rendre visite ce matin, dans l’intention d’essayer une nouvelle et dernière tentative pour parvenir à Napoléon. Cet Anglais parlait très bien le français, ayant demeuré en France pendant toute la guerre. C’était un de ceux connus dans le temps sous le nom de détenus ; un de ceux qui, venus en France comme voyageurs, s’y trouvèrent arrêtés par le Premier Consul, lors de la rupture du traité d’Amiens, en représailles de ce que le gouvernement anglais avait, suivant sa coutume, saisi nos bâtiments marchands avant de nous déclarer la guerre. Cette circonstance causa une longue et vive discussion entre les deux gouvernements, et empêcha même, durant toute la guerre, un cartel d’échange. Les ministres anglais s’obstinèrent à ne vouloir pas regarder leurs compatriotes arrêtés comme des prisonniers, dans la crainte que ce ne fût une renonciation implicite à leur espèce de droit de piraterie. Toutefois cette obstination de leur part valut une longue captivité à leurs compatriotes ; ils ont été retenus en France plus de dix ans : c’est l’absence du siège de Troie, aussi longue, aussi pénible, mais moins glorieuse.

Cet Anglais était beau-frère de l’amiral Burton, qui venait de mourir, commandant la station de l’Inde. Cette circonstance pouvait lui donner quelques rapports directs avec les ministres, à son arrivée en Angleterre ; il pouvait avoir été choisi par l’amiral pour y rendre bien des choses qui nous concernent ; je n’ai donc pas refusé la conversation, je l’ai même prolongée. Elle a duré plus de deux heures, toute calculée de ma part sur ce qu’il pouvait redire à l’amiral, répéter au gouvernement ou dans les cercles en Angleterre. J’en fais grâce ; on n’y retrouverait que l’éternelle récapitulation de nos reproches et de nos griefs, la fastidieuse répétition de nos plaintes et de nos douleurs.