Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/270

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pour essayer de se promener. Je l’ai décidé à remettre son gilet de flanelle, que, dans ce lieu de température humide et inconstante, il avait imprudemment mis de côté. Marchant à l’aventure, la pluie est venue nous surprendre, et nous a forcés à nous abriter sous un arbre à gomme. Le grand maréchal et M. de Montholon sont venus nous rejoindre. au retour, réunis dans sa chambre, sa conversation était devenue des plus intéressantes : il nous racontait des anecdotes de son plus petit intérieur, confirmant, redressant ou détruisant celles que madame de Montholon ou moi lui disions avoir circulé dans le monde ; rien n’était plus piquant, aussi fut-ce un vrai chagrin pour nous d’entendre annoncer à l’Empereur qu’il était servi.


Excursion difficile – Premier essai de notre vallée – Marais perfide – Moments caractéristiques – Anglais désabusés – Poison de Mithridate.


Vendredi 29.

Il est un endroit de notre enclos d’où l’on voit au loin la partie de la mer ou apparaissent les vaisseaux qui arrivent ; là est un arbre au pied duquel on peut la considérer à son aise. J’étais dans l’habitude, depuis quelques jours, d’y aller dans mes moments d’oisiveté pour voir arriver, me disais-je, le vaisseau qui doit terminer notre exil. Le célèbre Munich est demeuré vingt ans au fond de la Sibérie, buvant chaque jour à son retour à Saint-Pétersbourg, avant de voir arriver cet instant désiré. J’aurai son courage ; mais j’espère n’avoir pas besoin de sa patience.

Depuis quelques jours des bâtiments se succédaient ; de très bon matin on en avait aperçu trois, dont j’en jugeai deux bâtiments de guerre. En revenant, on me dit que l’Empereur était déjà levé ; j’allai le trouver dans le jardin pour lui faire part de ma découverte. Il voulut déjeuner sous un arbre, et me retint. Après le déjeuner, il me dit de le suivre à cheval. Nous prolongeâmes en dehors de Longwood tous les arbres à gomme, et essayâmes, à l’extrémité, de descendre dans une vallée très rapide et profondément sillonnée : c’étaient des sables, des cailloux presque mouvants, parsemés de ronces marines ; nous fûmes obligés de descendre de cheval. L’Empereur ordonna au général Gourgaud de prendre par un autre côté avec les chevaux et les deux piqueurs qui formaient notre suite ; il s’obstina à continuer de sa personne, au milieu des difficultés où nous nous trouvions. Je lui donnais le bras ; nous descendions et regrimpions avec peine tous les ravins ; il regrettait la légèreté de sa jeunesse, me reprochait d’être plus leste que lui : il y trouvait plus de différence que le peu d’âge qui nous sépare. C’est, disais-je, que je rajeunissais pour