Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/269

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rais pu me réclamer de personne ; on eût trouvé dans ma poche, et c’est ce qui me frappait davantage cinq guinées : bien que je fusse en France depuis plus de deux ans, c’étaient les dernières que m’avait valu mon travail ; je les portais toujours je les ai ici ; leur vue était pour moi une espèce de bonheur, elles me rappelaient un temps pénible qui n’était plus. Or, que ne pouvait-il, que ne devait-il pas arriver par le concours de toutes ces circonstances ? J’aurais eu beau nier, affirmer, personne ne m’eût cru ; j’eusse beaucoup souffert sans doute, et pourtant je n’étais nullement coupable. Voilà cependant la justice des hommes ! Toutefois je ne me mis pas plus en règle vis-à-vis de la police, et il ne m’arriva jamais rien.

« Lorsque je fus présenté à la cour de Votre Majesté, les émigrés qui étaient dans le même cas que moi firent lever leur surveillance qui était de dix ans ; moi, je me promis bien de laisser finir la mienne de sa belle mort. Invité, au nom de Votre Majesté, à une fête qu’elle donnait à Fontainebleau, je trouvai plaisant d’aller à la police demander un passeport. On convint qu’il m’était régulièrement nécessaire, mais on me le refusa, pour ne pas rendre, dit-on, l’administration ridicule. Plus tard, devenu chambellan de Votre Majesté, j’eus à faire un voyage privé ; et pour cette fois, ils m’affranchirent pour toujours et en riant de toute formalité future.

« Au retour de Votre Majesté, en 1815, voulant rendre service à quelques émigrés qui étaient revenus avec le roi, j’allai pour eux à la police. J’étais un conseiller d’État, tous les registres me furent ouverts. Après l’article de mes amis, je fus curieux de connaître le mien ; j’appris que j’y étais noté comme grand courtisan de M. le comte d’Artois, à Londres. Je ne pus m’empêcher de réfléchir sur ce que pouvaient amener la différence des temps et la bizarrerie des révolutions. Du reste, ma note était tout à fait inexacte ; j’allais bien, il est vrai, chez M. le comte d’Artois ; mais de mois en mois tout au plus peut-être ; pour en être courtisan, avec la meilleure volonté, je ne l’aurais pas pu ; j’avais à pourvoir à ma subsistance de chaque jour ; j’avais la fierté de vouloir vivre de mes occupations, le temps m’était précieux. » J’amusais beaucoup l’Empereur par mon récit, et je trouvais un grand charme à le lui faire.


Jeudi 28.

L’Empereur s’est trouvé incommodé de nouveau. Sa santé s’altère ; cet endroit lui est visiblement contraire. Il m’a fait appeler à trois heures ; il avait eu un léger accès de fièvre, il se trouvait mieux, et a fait sa toilette